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La place des femmes dans les sociétés modernes

La place des femmes dans les sociétés modernes

Intro : Peut-on dire que le XX° a été celui de tous les changements eu égard à la condition féminine dans les pays occidentaux ? Oui, si l’on considère que le combat des femmes du XIX° pour l’égalité des droits entre les sexes a été un succès puisque notre siècle a inscrit cette égalité dans le marbre des lois. Mais dans les faits ? Les femmes se heurtent à un système politique masculin hostile et fermé. Pourtant, malgré ce rejet, les femmes ont une irrésistible volonté d’émancipation renforcée par la conscience aigue qu’elles ont de leur rôle social et de l’importance déterminante de ce rôle social. Mais cette conscience ne s’est pas faite en un jour, il y aura fallu au moins un siècle, depuis les suffragettes du début du XIX aux chiennes de garde de la fin du XX°, l’égalité a fait son chemin : dans la tête des femmes d’abord, dans celle des hommes ensuite et enfin dans le droit et les discours publics. Pourtant, force est de constater que cette égalité reste quasi lettre morte dans la vie quotidienne aussi bien publique que privée. Des conditions de travail et de salaires inégalitaires, des accès aux postes importants en politique défavorables pour les femmes (peu de femmes parlementaires, quasi pas de femmes chef d’Etat, peu de femmes ministres, encore moins 1° ministre, peu de femmes députées ou sénatrices, et, scandale, peu de femmes aussi à l’assemblée européenne). Il semblerait que plus le droit avance plus la carapace masculine des systèmes politiques se durcit.
J’essaierai de comprendre, dans ce court exposé, car il me semble que la discussion sera plus intéressante que de longs discours, 1) les raisons de cette radicalité de la moitié des habitants de la planète contre l’autre moitié qui doit lutter et conquérir, pas à pas, une égalité qui lui est obstinément refusée. Il nous faudra aussi, sans doute, bousculer quelques idées reçues et montrer que l’égalité de droit et de traitement ne devrait pas gommer les différences entre les hommes et les femmes, à condition que ces différences soient reconnues sans discrimination, sans considérer qu’elles sont irrémédiablement la preuve d’une infériorité de fait.
Dans un deuxième temps 2) nous nous pencherons sur la question de savoir ce que les femmes peuvent apporter à nos sociétés urbaines et modernes, quelle place elles peuvent y prendre et quels rôles elles peuvent y jouer ; enfin je questionnerai 3) la place des femmes dans les sociétés non occidentales.

I – Pourquoi cette difficile conquête de l’égalité ?

La 1° réponse qui vient à l’esprit est celle de la différence des sexes. Bourdieu, dans son ouvrage de 1998, La domination masculine, et Françoise Héritier dans Masculin / Féminin. La pensée de la différence, tentent tous deux de comprendre cette dichotomie de l’univers en masculin/féminin.
Quelles sont les origines de cette division de l’univers en catégories du masculin et du féminin ? Pierre Bourdieu et Françoise Héritier, ont montré que les deux pôles ne sont jamais égaux, car le masculin est universellement considéré comme supérieur et le féminin comme inférieur. Ce qui est corroboré par les nombreuses recherches ethnologiques qui montrent que cette différenciation, cette division du cosmos en masculin et féminin, est universelle, et qu’on la trouve dans toutes les cultures du monde : elle est fondée d’abord sur l’observation de la réalité corporelle, caractérisée par la différence des sexes et le rôle différent des sexes dans la reproduction. À cela s’ajoute la division du travail entre l’homme et la femme : la construction sociale des genres est en fait le résultat de la division sexuelle des tâches. Selon Pierre Bourdieu, la division fondamentale du monde en catégories symboliquement masculines et féminines existe depuis la division du travail entre les sexes, qui est caractérisée par l’opposition entre les actions continues et durables, en général attribuées aux femmes, et les actions brèves et discontinues, en général attribuées aux hommes.
Selon Françoise Héritier, l’origine de ces systèmes mentaux d’oppositions est d’abord biologique : tout part du corps, d’unités conceptuelles inscrites dans le corps, dans le biologique et le physiologique, observables, reconnaissables et identifiables en tous temps et tous lieux. Le biologique explique comment se sont mis en place aussi bien des institutions sociales que des systèmes de représentation et de pensée, même si ces structures sont ajustées et recomposées selon les diverses formules logiques possibles dans les différentes cultures.
Ces structures, et aussi les corps eux-mêmes, sont socialement construits. D’après Pierre Bourdieu, le corps est socialement construit comme une réalité sexuée et, en même temps, comme le porteur des principes de vision et de division sexuées ; et c’est ce système de perception qui crée la différence entre les sexes biologiques. La définition sociale du corps masculin et féminin n’est pas du tout un simple enregistrement des propriétés anatomiques et naturelles, c’est une construction fondée sur l’accentuation de certaines différences et l’effacement de certaines similitudes (Bourdieu, 1998 : pp. 13-21). La différence biologique et anatomique entre les sexes apparaît ensuite comme une raison naturelle de la différenciation sociale entre les genres. Ainsi, la pensée s’enferme dans une tautologie, où la différence physique des sexes est à la fois cause et conséquence du système sexué de perception du monde.

Les deux pôles ne sont pas égaux

Ce qui est le plus important, c’est que dans tous ces systèmes de division et de différenciation, les deux opposés se voient accorder une valeur inégale : ce qui correspond symboliquement au pôle masculin est considéré comme supérieur, alors que ce qui correspond au pôle féminin est considéré en général comme inférieur.
Pour exprimer le rapport orienté et hiérarchique entre le masculin et le féminin, Françoise Héritier parle de la « valence différentielle des sexes » (la valence c’est la valeur). Ce rapport est inscrit dans la structure profonde du social, et, même s’il prend des formes variées, il est universellement caractérisé par la domination sociale du principe masculin. Selon Héritier, cette « valence différentielle des sexes » provient moins d’un handicap du corps féminin que de l’expression d’une volonté de contrôle de la reproduction émanant de ceux qui ne disposent pas de ce pouvoir (Héritier, 1996 : p. 25).
Pour Pierre Bourdieu, le facteur principal de cette division est la domination masculine : le monde social est divisé en catégorie dominante, les hommes, et catégorie dominée, les femmes. Toutes les représentations mentales, fondées sur l’opposition entre le masculin et féminin, ont pour but de légitimer cette relation de domination ; tout ce qui est associé au féminin est alors considéré comme mineur, dangereux ou du moins ambigu. Les relations de domination sont ensuite inscrites dans les corps, et les différences biologiques ainsi construites, paraissent être ensuite les causes naturelles des différences sociales. L’exemple éloquent de la valeur inégale attribuée au masculin et au féminin tient à la prétendue neutralité du genre masculin : aussi bien dans la perception sociale que dans la langue, l’ordre masculin est si fort qu’il n’exige pas de justification (le masculin l’emporte sur le féminin), et la vision andro-centrique s’impose comme d’elle-même (Bourdieu, 1998 : p. 15).
Mais si le masculin et le féminin s’opposent comme le supérieur à l’inférieur ; ces deux pôles se voient attribués des valeurs inégales, le but de cette opération est de justifier l’oppression de l’un par l’autre. Il apparaît que les schèmes de l’inconscient sexué sont d’abord créés en réaction à l’expérience corporelle, caractérisée par la différence des sexes, mais cette différence est aussi socialement construite, il apparaît donc que ces schèmes binaires ne sont au fond que des structures historiques, socialement construites.
On peut néanmoins se poser une question à savoir si ces structures de réflexion et de perception sont déjà pétrifiées comme fondement de la raison humaine, et donc si le monde extérieur ne nous est accessible qu’au travers des polarités entre masculin/féminin, ou si ces structures peuvent être modifiées. La possibilité du changement semble réelle vu que la frontière entre le masculin et le féminin, n’est jamais aussi nette qu’on pourrait le penser. Nous devenons femme ou homme par l’intermédiaire de l’éducation, qui fait taire les ambiguïtés et nous mène à refouler l’autre partie de soi. En conséquence, nous en revenons toujours à Simonne de Beauvoir et a sa grande découverte dans Le deuxième sexe : « on ne nait pas femme, on le devient ».

II – Le rôle des femmes dans les sociétés occidentales

Dans la vie politique

ll est difficile de présenter un tableau, si sommaire soit-il, de la participation des femmes à la vie active et à la vie publique dans les pays occidentaux, mais il est peut-être possible de mesurer — du moins l’espérons-nous — la distance parcourue sur la route menant à la reconnaissance et à la pratique de l’égalité des droits politiques, civiques, économiques, culturels et sociaux des hommes et des femmes au sens où l’entend la Déclaration. Quelques exemples montreront sans doute l’ampleur du chemin à parcourir et du chemin parcouru.
Rappelons-nous brièvement que l’infériorité juridique de la femme par rapport à l’homme, par exemple, a été le propre de toutes les sociétés, y inclus des sociétés laïques comme la nôtre : dans la société laïque française d’une bonne partie du XXème siècle, l’adultère était jugé comme une faute pénale (jusqu’en 1975), mais l’homme n’était puni que si sa maîtresse habitait au domicile conjugal, la peine encourue pour la femme adultère était la prison, pour l’homme une simple amende ; autre exemple : ce n’est qu’en 1965 que les femmes ont obtenu le droit de signer un contrat de travail et d’ouvrir un compte bancaire sans l’autorisation de leur mari ; enfin inutile de rappeler qu’elles n’ont obtenu le droit de vote qu’en 1944 ( soit 43 ans après les Australiennes…)
Dans ce contexte, il y a donc un réel effort à faire pour voir réellement ce qui peut être inscrit au crédit des instances nationales ou internationales et ce qui n’est pas encore fait. Dans les sociétés modernes occidentales, les femmes ont graduellement acquis les droits politiques qu’elles demandaient depuis qu’on parlait de suffrage universel. Et, bien que cette demande fût rarement isolée d’autres, elle apparut souvent, tant le domaine politique paraissait être le domaine privilégié et exclusif de l’activité masculine, comme la plus extraordinaire. Selon le comportement des sociétés, elle fut repoussée, différée, tolérée ou acceptée de manière très différente. L’exemple partit de Scandinavie et des dominions de Nouvelle-Zélande et d’Australie, avant 1916 ; il gagna le monde anglo-saxon, puis la Russie nouvelle et les Etats successeurs de l’empire autrichien après la première guerre mondiale ; il fit des progrès en Amérique latine, dans quelques pays européens jusqu’en 1940, et se généralisa après 1945. Mais peut-on dire, devant ce tableau, que les femmes ont remporté une victoire ? Oui et non. Oui, car le mouvement est irrésistible quelle que soit la forme du gouvernement. Non, si l’on considère le faible nombre des femmes participant aux fonctions municipales, régionales, nationales, européennes comme représentantes des citoyens. Non encore, si on fait dans le monde le compte des portefeuilles ministériels confiés aux femmes ; non toujours si on énumère les fonctions diplomatiques tenues par elles et si l’on parcourt les tableaux du personnel des secrétariats des Nations unies et des institutions spécialisées.
Une demi-victoire donc, celle du principe, a été remportée, mais elle ne peut être complète que si les femmes gagnent une seconde victoire sur un terrain plus difficile à reconnaître et à conquérir, celui des traditions sociales, des réflexes de retardement et de protection. Les partis politiques eux-mêmes, sauf exception, se gardent de confier leurs chances à des femmes, les ministères ne s’ouvrent que sous l’influence d’un changement brutal. Il existe dans les pays à longues traditions politiques ou administratives d’abondantes pépinières d’hommes compétents, et on ne confie qu’à des femmes exceptionnelles quelques fonctions. Il est malaisé de faire un procès d’intention à l’un ou l’autre sexe : les femmes, hélas, ne votent pas pour des femmes, et en leur for intérieur admettent avec réticence encore que leur sexe soit apte à diriger les affaires publiques. Cependant, quand trois générations de femmes déjà ont pris part à la vie publique grâce au droit de vote, leur nombre augmente aux postes de responsables. Les pays qui ont bouleversé les structures anciennes et créé des sociétés socialistes ont permis aux femmes d’accéder aux fonctions de la vie publique, une fois pour toutes. Et les pays décolonisés, encore pauvres en compétences, emploient fréquemment toutes celles dont ils disposent aux tâches de construction de leur société.

Dans le domaine économique

La participation des femmes à la vie économique a précédé leur participation à la vie politique, et on peut appliquer au monde entier la réflexion pertinente d’une jeune étudiante d’un pays en voie de développement répondant à l’un de ses camarades lui déclarant que les difficultés commencent dès qu’on permet à une femme de gagner le pain de la famille : « Quand nos aïeules peinaient au champ, au moulin et au four, ne gagnaient-elles pas déjà le pain de la maison ? »
Qu’en est-il aujourd’hui ? Tous temps de travail confondus, les hommes gagnent 23,5 % de plus que les femmes. Près de 11 % des écarts de salaires entre les deux sexes sont inexpliqués et relèvent d’une discrimination « pure ». Et plus on progresse dans l’échelle des salaires, plus l’écart entre les femmes et les hommes est important, les premières étant beaucoup moins nombreuses dans le haut de l’échelle. On le voit, dans le monde du travail subsiste la vieille hiérarchie entre les activités dignes et les activités indignes, entre les activités pures et les activités impures. La hiérarchie des activités, des professions et des métiers « genrés », pour ne pas parler que de sexisme, procède d’une conception naturalisée des inégalités et nous savons que les inégalités sexuelles sont pensées comme des postulats naturels dans un grand nombre de sociétés. Le caractère de caste de ces inégalités se manifeste aussi dans le fait qu’on ne peut guère changer de catégories parce que l’inégalité sociale est pensée comme une inégalité de nature. Des différences « naturelles » deviennent des inégalités sociales et des inégalités sociales sont naturalisées. En terme d’inégalité, nous pouvons constater que la valeur globale de l’emploi féminin est inférieure à son importance numérique, et trop souvent encore la main-d’œuvre féminine demeure marginale, ou d’appoint, en position de relative insécurité. Et pourtant, il serait impossible de se passer du travail féminin. Mais l’amélioration du statut économique de la femme dépend aussi du progrès de son éducation et de sa formation professionnelle, sur lesquelles il convient de se pencher.

L’égalité par l’école ?

Dans les pays développés, et singulièrement en Europe, la grande conquête des femmes a été celle qui, dans le dernier quart du dix-neuvième siècle, est sortie de la proclamation de l’obligation de l’enseignement primaire pour tous les enfants.
L’accès à l’enseignement du second degré a suivi, puis l’accès à l’université. Aux Etats-Unis, en France, en URSS et en Finlande les filles constituent la moitié de la population des établissements secondaires. L’éducation et la formation professionnelle des filles s’imposent aussi bien que l’enseignement primaire. Des préférences longtemps marquées pour les études littéraires à l’université ont orienté les filles vers la profession enseignante, qui a tendance à se féminiser. Quelques pays (ici encore les pays socialistes et la Finlande) ont néanmoins donné la préférence aux études médicales et aux sciences appliquées. Au niveau moyen les écoles professionnelles s’ouvrent aux élèves des deux sexes, ce qui écarte la préparation à des métiers « dits féminins » que la technique moderne n’utilise que très faiblement.
On le sait, les filles réussissent mieux que les garçons à l’école. Mais, au bout du compte, ces derniers continuent à être davantage présents au niveau le plus sélectif. Si les filles sont meilleures élèves que les garçons, ce n’est pas par nature mais plutôt en référence à leurs modes de vie, à leurs choix et à l’offre du système éducatif qui leur permet de se réaliser dans leurs études. Pourtant, ces observations n’expliquent pas pourquoi la plus grande réussite scolaire des filles ne les engage pas davantage dans des choix d’orientation de filière très sélective.

Conclusion à cette partie
L’étude de la question de l’égalité dans les pays occidentaux nous a conduit à souligner la fragilité de la mise en œuvre d’un principe d’égalité entre hommes et femmes. Indéterminations, retours en arrière, conflits et contestations jalonnent sa mise en œuvre. Cette fragilité et ces indéterminations peuvent être interprétées comme un exemple parmi tant d’autres de la difficulté propre à la réalisation des principes de justice. Mais cette fragilité du principe d’égalité hommes-femmes ne doit donc pas surprendre car elle ne fait qu’exprimer la fragilité de l’égalité en général dans les sociétés occidentales. Ainsi, du fait même de son caractère irréductible, la différence des sexes est à même de rappeler sans cesse cette exigence d’égalité et sa fragilité.

III – La place des femmes dans les sociétés non occidentales
Les prises de position sur la condition des femmes dans le monde arabo-musulman sont passionnées. On peut se demander quels indicateurs peuvent aider à donner une image plus réelle de la place des femmes dans ces sociétés ? Une remarque générale avant de répondre à cette question : les observations sur les inégalités qui frappent les femmes viennent surtout des femmes elles-mêmes qui vivent dans des sociétés qui les oppriment. Des protestations de toutes sortes portent sur le droit, sur des pratiques discriminatoires à l’égard des femmes, voire d’oppression, comme les crimes d’honneur. Ce ne sont donc pas les seuls observateurs extérieurs qui critiquent les sociétés orientalo-musulmanes. Ce qui est frappant est le contraste existant entre les sociétés occidentales qui ont des évolutions très rapides, et le refus des sociétés orientales de ces évolutions, du coup elles nous semblent régressives par rapport à ce que nous vivons. Nous côtoyons aussi chaque jour des musulmans, hommes et femmes, en Europe. Or on a fait des pratiques de certaines d’entre elles – le fameux port du voile – une question politique qui relevait du législateur.
Pour brosser un tableau plus objectif, il faut d’abord relever que les sociétés des pays musulmans bougent. Elles ont connu à la fois un puissant exode rural, donc une rupture des conditions de vie traditionnelles, et une scolarisation très forte surtout en milieu urbain, de plus en plus poussée. En Iran, 60 % des femmes suivent des études supérieures. Ce phénomène retarde le mariage, entraîne une diminution du nombre d’enfants par famille, et des relations différentes des femmes aux hommes (époux et père). Ajoutons de nouvelles pratiques professionnelles, qui donnent aux femmes accès à des positions, des ressources, des instances de médiation ou de répression, (comme le recours à la police), etc. Ajoutons des pratiques sociales telles que la fréquentation du cinéma, des jardins publics ou des plages, les voyages, l’entrée volontaire dans des associations diverses…
Ces changements, considérables, affectent tous les pays et tous les milieux, même les plus conservateurs sur le plan religieux. Prenons l’exemple de la Turquie, pays musulman mais non arabe : l’alphabétisation y est générale et réussie, pour les femmes comme pour les hommes. L’amélioration du niveau scolaire est évidente. A l’université de Trébizonde, loin des grandes métropoles d’Ankara et d’Istanbul, il y a une majorité de femmes voilées (tête et épaules couvertes), mais la majorité des étudiants sont des filles. Leur proportion est élevée même dans les écoles d’ingénieurs et les branches scientifiques de l’université.
Un deuxième point est à relever : ce sont les Etats qui impulsent le changement et le progrès de la condition des femmes. C’est l’Etat qui légifère. C’est lui qui réunit les ressources logistiques, humaines et financières pour assurer leur scolarisation et leur promotion. Il faut néanmoins souligner, à cet égard, des dysfonctionnements regrettables. Ainsi, on estime que 50 % du budget égyptien est consacré aux forces de sécurité : il n’en reste que 10 % pour l’éducation et 4 % pour la santé publique. Autant dire que les ressources sont diverties vers des activités hélas fort peu productives, et que le niveau de l’éducation en souffre. Mais l’Etat est aussi celui qui accorde aux femmes le droit de vote, et en coopte certaines pour participer aux assemblées et instances de délibération. Tout en demeurant autoritaire, il crée des espaces où les femmes auront leur place. Si, en Egypte comme dans les autres Etats arabes, les constitutions et le droit étaient simplement appliqués correctement, il y aurait de très profondes transformations des rapports sociaux. La réforme la plus profonde dans les pays arabes serait la simple application des textes déjà existants.
Le combat des femmes pour leur reconnaissance, voire leur égalité, dans les pays arabes, n’est pas le même avant et après les indépendances. La question se pose dès la seconde moitié du XIXe siècle en Egypte, Syrie et Palestine, dans les élites éduquées d’abord. L’idée est que pour la régénération de la société, pour former des nations modernes, il faut éduquer les enfants, et d’abord éduquer les femmes dont le rôle est ainsi considéré comme primordial. C’est par exemple la thèse défendue par Qasim Amin, juriste égyptien de la fin du XIXe siècle, dans l’Emancipation des femmes, ouvrage qui demeure un best seller dans le monde arabe. Quelques personnalités mettent en œuvre ces idées et donnent une place aux femmes dans la presse, pourtant dominée par les hommes. Elles sortent alors de l’espace domestique vers l’espace public : on les voit dans des métiers nouveaux, les écoles et les hôpitaux, mais aussi dans la rue, à l’opéra, dans les cercles littéraires ou politiques…

DÉVOILEMENT, REVOILEMENT

Les femmes n’apparaissaient presque pas dans la littérature écrite traditionnelle. A partir du jour où elles entrent à l’école, elles s’expriment : elles écrivent et signent leurs œuvres de leur nom, elles sont romancières, poétesses ou essayistes. Quelques femmes, comme Mayy Ziyada, échangent une correspondance très intéressante avec des hommes extérieurs à leur famille, ce qui est une révolution à l’époque. Ces bouleversements suivent en réalité de quelques générations ce qui s’est passé en France avec le romantisme, au XIXe siècle et la présence littéraire des femmes.
Les premières femmes qui se dévoilent le font en Egypte, puis en Tunisie. Lorsque Bourguiba arrive au pouvoir en 1957, il a pris la mesure des attentes de sa société et fait évoluer le droit (ce que ne fera pas l’Algérie voisine). Ce sont des mesures de leader politique, mais aussi de pédagogue, qui n’auraient peut-être pas été possibles vingt ans plus tard. Mais Bourguiba ne peut modifier les institutions de son pays que parce que la société y est prête.
On assiste donc, en Afrique du Nord comme au Moyen Orient, à un dévoilement progressif des femmes, en commençant par les élites et les citadines, entre les années 20 et les années 50. A partir des années 70, la tendance s’inverse ; le mouvement de revoilement se déclenche, avec un point marquant lors de la révolution théocratique en Iran qui réaffirme avec force l’identité islamique et impose aux femmes iraniennes le port du tchador. Mais ces deux mouvements ne s’expliquent pas partout de la même façon. En Turquie, pays non arabe, pionnier en ce domaine, on peut dire que le dévoilement a été le fait du prince : Ataturk impose le changement vestimentaire (pour les hommes aussi) et réprime sans pitié les résistances. En Egypte et ailleurs, les femmes se sont dévoilées plus progressivement, et plus spontanément.
Dans les années 50 et 60, tous les pays qui avaient été soumis à l’impérialisme français ici, anglais là, ont accédé à l’indépendance. Les nouveaux Etats ont souvent été laïcisants et ont encouragé ce qu’on appelait alors l’émancipation des femmes. Mais les institutions mises en place sont trop souvent restées des coquilles vides (il n’y a pas de séparation des pouvoirs, les Parlements ne sont que des chambres d’enregistrement, les élections ne sont pas libres) et surtout, les Etats nouveaux n’ont pas apporté à la société le changement promis. Comment croire à l’hôpital quand, comme en Algérie, il n’y a pas de draps sur les lits ni de médicaments pour les patients ? Les espoirs déçus d’une société juste provoquent une désaffection à l’égard des idéologies nationalistes et populistes, tandis que le discours fondamentaliste apporte une critique et un projet. Il promet au moins une société vertueuse, une nouvelle utopie, à laquelle beaucoup cèdent.
L’émigration en Europe joue aussi un rôle sur le phénomène de revoilement. Voyez, dans les aéroports, les femmes et les adolescentes partant en vacances en costume néo-traditionnel : elles rapportent au pays d’origine ce modèle vestimentaire islamique, relativement récent en Europe, et parfaitement étranger aux vêtements traditionnels de leur société d’origine. Mais simultanément, on peut voir dans les pays arabes des femmes qui, la tête et les épaules couvertes, sont attablées à la terrasse des cafés, scènes inimaginables il y a vingt ans.

LE POIDS DU DROIT RELIGIEUX

La tradition religieuse pèse beaucoup sur la condition des femmes. Très peu d’esprits éclairés ont osé dire que le droit religieux (la charia) ne correspondait plus aux temps modernes. Mais certains dirigeants, comme le roi du Maroc en offre un exemple récent, ont pris des mesures ponctuelles et pragmatiques qui aménagent la charia et introduisent des changements. Dans le cas de l’Iran, le droit actuel confirme officiellement les pratiques traditionnelles et la charia. Il n’empêche que, dans ce pays, la polygamie ne se pratique plus, alors qu’elle est autorisée, que les femmes se marient de plus en plus tard alors qu’on a abaissé l’âge légal au mariage, et qu’enfin la dimension des familles continue de se réduire. Même si le droit religieux est maintenu, les sociétés peuvent s’en affranchir. Et des mesures pragmatiques et ponctuelles peuvent contribuer à modifier les usages pour répondre aux exigences de la vie moderne (comme autoriser la circulation des femmes avec leurs enfants en leur accordant un passeport).
Globalement, le droit religieux est très défavorable aux femmes. La polygamie simultanée est possible pour les hommes et non pour les femmes. La possibilité de répudiation est un des éléments qui choque le plus les femmes modernes. En matière de succession, les garçons sont favorisés par rapport aux filles d’une même famille. Les hommes ont le droit d’imposer des sanctions à leurs épouses, y compris des châtiments physiques, voire le meurtre. A l’inverse, une femme ne peut rien contre son mari, qu’il soit brutal, infidèle ou ivrogne. Le droit religieux autorise toujours la réduction en esclavage des non-musulmans alors que l’esclavage est désormais inacceptable socialement. De fait, l’écart s’est accusé entre la lettre du droit religieux et la réalité des pratiques. On peut donc se demander si une réelle amélioration de la condition féminine est possible sans un démantèlement de la « république des cousins » dont parlait Germaine Tillion il y a déjà quarante ans. Ce qui est sûr, c’est que la perte des valeurs traditionnelles et de certaines structures tribales est assez générale, sauf dans des pays comme la Jordanie ou l’Irak où l’Etat a délibérément ranimé les structures tribales. Mais la pratique du crime d’honneur est encore fréquente, y compris dans la Turquie laïcisée. En Jordanie, il se pratique même en milieu chrétien urbanisé : une étudiante qui partage un cornet de glace sur un campus d’Amman commet une faute sanctionnable par son frère ou son cousin. Si des jeunes hommes sont emprisonnés quelques mois pour crime d’honneur, ils sont ensuite accueillis en triomphe par leur famille et ces pratiques criminelles ne sont pas réellement interdites. Le crime d’honneur est parfois commis en Europe même, chez les Kurdes notamment, le sens de l’honneur et l’idée de la nécessité de la modestie et de la soumission des femmes demeurent en vigueur, avec des aspects régulateurs.

Le cas de l’Egypte parmi les pays arabo-musulmans

Je voudrais terminer ce tour d’horizon par un fléau qui touche les femmes arabes : le harcèlement sexuel. L’Egypte est, de ce point de vue, le pire de tous les pays arabes et musulmans. Six ans après le Printemps arabe, l’ Egypte s’est hissée au premier rang des mauvais élèves du monde arabe en matière de droits des femmes. Selon un classement établi à partir des évaluations réalisées par 336 experts en droits des femmes au regard de la Convention des Nations unies pour l’élimination de toutes formes de discrimination contre les femmes. L’Egypte arrive en dernière position parmi les 21 pays de la Ligue arabe étudié, tout juste précédé par l’ Irak, l’Arabie saoudite, la Syrie et le Yémen.
Harcèlement sexuel, excision, augmentation du trafic humain, lois discriminatoires et faible représentation en politique : l’Egypte cumule les tristes records dans toutes les catégories. L’insécurité accrue, l’augmentation des violences et du sentiment islamiste depuis la chute de l’ancien président Hosni Moubarak, le 11 février 2011, ont encore fragilisé la place des femmes. Le soulèvement révolutionnaire n’a pas davantage bénéficié aux femmes sur le plan politique : seules neuf d’entre elles, sur les 987 candidates aux élections parlementaires de 2012, ont été élues.
Le soulèvement égyptien a mis en lumière un phénomène inquiétant dans le pays avec les agressions sexuelles subies par des femmes, manifestantes et journalistes , sur la place Tahrir, au Caire, depuis deux ans. Selon l’organisation Human Rights Watch , 91 femmes ont été violées lors du seul mois de juin, pendant les manifestations contre le président Mohamed Morsi. Cependant, le phénomène est bien plus répandu au sein de la société égyptienne.
Selon un rapport des Nations unies réalisé en avril 2015, 99,3 % des femmes et jeunes filles égyptiennes ont été victimes de harcèlement sexuel, un phénomène "endémique". "Cela ne devrait pas changer car il est considéré comme socialement acceptable et n’est pas pris au sérieux, ni par les autorités, ni par la société" , a commenté une journaliste égyptienne. A cela s’ajoute l’augmentation des mariages forcés et du trafic humain dans le pays.
Le harcèlement sexuel constitue également un problème majeur au Yémen (18e dans le classement), où 98,9 % des femmes et jeunes filles en ont été victimes dans la rue, selon un rapport du département d’Etat américain de 2014. La révolution yéménite de 2011, qui a vu un grand nombre de manifestantes, a permis d’ imposer un quota de 30 % à la participation des femmes à la conférence sur le dialogue national. Cependant, la condition des femmes dans ce pays conservateur et extrêmement pauvre et demeure inquiétante, notamment au regard du phénomène des mariages d’enfants. Selon le département d’Etat américain, un quart des filles de moins de 15 ans sont mariées, aucun âge minimum n’étant fixé pour le mariage. En outre, Human Rights Watch déplore le nombre élevé de cas de rapports sexuels forcés constatés dans les hôpitaux.

LES FEMMES, DOUBLEMENT VICTIMES DES CONFLITS

Depuis l’invasion américaine de 2003 en Irak et le renversement du président Saddam Hussein, les droits des femmes sont en constante régression dans le pays. La spirale de violence qui a marqué la dernière décennie a doublement affecté les femmes. Outre les risques liés à l’insécurité croissante, leur condition a reculé dans de nombreux domaines. Selon l’organisation Refugees International, les violences domestiques et la prostitution ont augmenté dans le pays. "La violence physique et verbale en direction des femmes est devenue monnaie courante et fait désormais partie de la culture sociale" estime Shatha Al-Obosi, ancien député et militant des droits de l’ homme.
Les centaines de milliers de femmes déplacées à l’intérieur de l’Irak ou hors de ses frontières sont davantage vulnérables au trafic humain et aux violences sexuelles, selon le Haut Comité des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Une situation dans laquelle se retrouvent aujourd’hui une majorité de femmes et de jeunes filles en Syrie, déplacées par la guerre civile qui fait rage depuis six ans dans des camps installés dans le pays ou au-delà de ses frontières. Les violences sexuelles, le trafic humain, les mariages forcés et l’absence de prise en charge pendant la maternité jalonnent le parcours de ces réfugiées, qui sont aujourd’hui plus de 2 millions selon le HCR.
Mais les Syriennes sont aussi des cibles directes de cette guerre. "Les femmes en Syrie sont des armes de guerre. Elles sont sujettes à des enlèvements et à des viols par des partisans du régime et d’autres groupes. Le régime utilise les viols pour briser les manifestations pacifiques » a commenté l’activiste Sabiha Khalil. Selon le département d’Etat américain, plus de 8 000 cas de viols et de mutilations sexuelles contre des jeunes filles et des femmes, dont 700 survenus en prison, ont été signalés par le Réseau syrien des droits de l’homme. En outre, la prise de contrôle de certains territoires, notamment dans le nord du pays, par des groupes rebelles islamistes extrémistes s’accompagne de restrictions aux droits des femmes.
En Libye (9e rang dans le classement), l’insécurité et le règne des milices armées a également un impact direct sur les droits des femmes, qui sont victimes d’enlèvements, d’extorsions de rançons et d’arrestations arbitraires. La représentation politique des femmes – 33 femmes ont été élues en 2012 sur les 200 membres de l’Assemblée nationale – n’a pas eu pour conséquence d’ inscrire les droits des femmes dans la loi. Les violences domestiques restent notamment un problème majeur dans le pays. "Les femmes se sentent en insécurité du fait du manque de protection sociale contre les maris abusifs" avance une militante libyenne. Près de 99 % des femmes qui ont porté plainte contre des cas d’abus domestiques l’ont retirée, note un responsable judiciaire libyen.
DES AVANCÉES NOTABLES EN ARABIE SAOUDITE
Dans un pays où la condition des femmes est souvent dénoncée, les experts ont noté des avancées : l’Arabie saoudite a mis en place des réformes pour accroître les opportunités d’emplois et la représentation publique des femmes. En janvier 2014, 30 femmes ont été appointées au Conseil de la Shoura (qui tient lieu de Parlement, sans pouvoirs législatif ou budgétaire). Le droit de vote des femmes aux élections est entré en vigueur en 2015. En 2012, les femmes se sont vues accorder le droit de travailler dans des catégories d’emploi spécifiques.
Vingtième au classement, le royaume saoudien demeure le seul pays au monde où les femmes ne sont pas autorisées à conduire. Elles doivent obtenir l’accord de leur tuteur masculin pour se marier, voyager, étudier, ouvrir un compte en banque et parfois avoir accès au système de santé. "Le système de tuteur masculin traite les femmes comme des mineures et les met à la merci des machistes et des auteurs de sévices" commente une journaliste saoudienne.

Conclusion

On peut espérer, étant donné les nouvelles réalités de la vie des femmes et des hommes musulmans d’aujourd’hui, qu’une vision obstinément figée de l’Islam qui considère la femme comme inférieure à l’homme et donc indigne d’une vie égale en valeur et en dignité pourrait mener à ce que les hommes et les femmes se détournent de la religion à l’avenir. Autrement dit, une nouvelle vision de l’Islam qui affirme l’humanité des femmes et s’articule autour de lois égalitaires et équitables adoptées par les Etats est à la fois nécessaire et possible. Il est plus que temps d’en faire une réalité dans le monde musulman.