Dissertation : D’où les lois tirent-elles leur force ?

Mis à jour le vendredi 1er janvier 2016 , par Boris Debot

Introduction

Toute société se dote de règles régissant les comportements de leurs membres. Lorsque ces règles sont explicites, on parlera de lois : les lois sont des textes législatifs prescrivant de manière impérative ce qui est interdit, ce qui est légal et ce qui est licite. Mais comment faire respecter cette prescription ? Car la loi ne peut sans doute pas compter sur sa seule autorité pour forcer le respect : il faut la doter d’un bras armé, c’est-à-dire d’une force publique et d’un système judiciaire, à même d’arrêter et de condamner les contrevenants. Par conséquent, les lois ne semblent tirer leur force de rien d’autre que la force elle-même : c’est d’abord et le plus souvent la peur de la sanction qui nous rend dociles, sinon soumis. Ce serait donc la crainte de représailles qui nous ferait respecter les lois : qu’un trouble public vienne à anéantir les forces de police et les tribunaux, et tous n’en feront qu’à leur tête, parce que la loi n’a en soi-même aucune autorité. Au reste, si elle en avait une, les États n’auraient pas besoin de se doter d’un appareil répressif lourd et coûteux : la loi n’est que l’expression d’un rapport de force, c’est la force qui la fonde, et c’est par la seule force qu’elle parvient à se faire respecter.
Une telle thèse repose toutefois sur un présupposé : elle admet comme allant de soi que les sujets sont naturellement enclins à ne pas se soumettre aux lois. Soit alors ils ne s’y soumettent qu’à contrecœur, parce que le respect de la loi est contraire à leurs intérêts ; soit ils s’y soumettent de mauvais gré, parce qu’ils ne voient pas que la loi défend en fait leur intérêt véritable. Certes, une loi qui n’aurait en vue que le bien particulier de quelques-uns au détriment de tous les autres ne saurait s’imposer à ces derniers que par force. Mais suffit-il qu’une loi défende le bien commun pour qu’elle soit respectée, à admettre qu’elle soit en elle-même respectable ? D’où les lois tirent-elles leur force ? En d’autres termes : suffit-il qu’une loi soit bien faite pour que les sujets s’y soumettent volontairement et unanimement, ou ne faudra-t-il pas lui adjoindre toute la force publique ? Une loi qui se fonde sur la force aura toujours besoin de la force pour se faire respecter ; mais n’est-ce pas au fond le cas de toute loi, même de celles qui se fondent sur le droit ?

I. Une loi qui se fonde sur la force se fait respecter par la force

Que serait une loi fondée sur la force ? Lorsqu’un tyran met l’État au service de ses caprices, lorsqu’il édicte des règles contraignantes qui soumettent les sujets à ses caprices, il ne se fonde que sur cet axiome : je suis le plus fort, et parce que j’ai la force pour moi, je fais de vous ce que je veux. Or, comme le remarquait Rousseau dans Le Contrat social (I, 3), ces règles n’auront que l’apparence de la loi, parce qu’elles ne sont pas l’expression d’un droit : il n’y a pas de droit du plus fort. Pourquoi donc ? Celui qui sort vainqueur d’un rapport de force peut bien exiger la soumission du vaincu et en faire sa propriété : c’est sur cette idée que reposait la pratique grecque de l’esclavage. Mais cette soumission ne durera qu’aussi longtemps que la force sera du côté du maître : si c’est par force que l’esclave a été privé de sa liberté, il pourra toujours tenter de la reprendre par force également. Or nul n’est assez puissant pour être assuré d’être toujours le plus puissant, d’autant que nul puissant n’est à l’abri d’une conjuration de ceux qu’il a soumis, lesquels, en réunion, seraient plus forts que lui. Le maître a donc tôt fait de « transformer sa force en droit et l’obéissance en devoir », et d’abord en proclamant une loi qui donne à l’esclave l’ordre de se soumettre. Mais cette loi n’en est pas une, précisément parce qu’elle se fonde sur un rapport de force : si je m’y soumets, c’est parce que la peur et la prudence me dictent la soumission, mais je ne me sens aucune obligation de la respecter. Que la puissance du tyran s’amenuise, que la vieillesse l’affaiblisse, que sa police relâche sa surveillance, et c’est la révolte assurée, parce que la force ne fait pas droit.
Écoutons l’exemple pris par Rousseau : « Qu’un brigand me surprenne au coin d’un bois : non seulement il faut par force donner la bourse, mais quand je pourrais la soustraire suis-je en conscience obligé de la donner ? » Je peux fort bien me défaire de mon argent sous la menace d’une arme, mais je n’accepte de le faire que par prudence. Si le voleur laissait tomber son pistolet, et si j’avais l’occasion de m’en emparer, lui donnerais-je toujours ma bourse ? Certes non, et cela le tyran le sait fort bien : une loi fondée sur la force n’obtient qu’une soumission temporaire et faite à contrecœur ; elle doit toujours alors se l’assurer par une débauche de répression et de violence. En d’autres termes, une loi qui se fonde sur la force ne tire sa force que de la force : c’est par la force seulement qu’elle parviendra à se faire respecter. Ainsi que l’affirme Rousseau, « on n’est obligé d’obéir qu’aux puissances légitimes », c’est-à-dire qu’on ne se soumet volontairement à la loi que lorsqu’on en reconnaît la légitimité, et quand on sait qu’on a raison de s’y soumettre. C’est pour cela qu’une loi tyrannique n’obtiendra jamais des sujets qu’ils se sentent obligés envers elle : ils ne seront jamais que contraints et soumis autant que durera la contrainte.
Ainsi, pour qu’une loi ait une autorité durable, il faut qu’elle obtienne de nous une soumission volontaire et non forcée. La question devient alors la suivante : à quelles conditions le sujet peut-il accepter de se soumettre ? La réponse la plus simple est bien la suivante : le sujet n’accepte de se soumettre que lorsqu’il sait que la soumission va dans le sens de son intérêt.
Telle est bien l’hypothèse formulée par Hobbes dans son Léviathan : l’homme est un être de raison, et de désir. La nature humaine est telle que je désire ce qu’autrui désire, non parce que l’objet désiré est en soi désirable, mais parce que je désire primordialement en priver autrui : tout désir est en son fond désir de pouvoir. J’ai obtenu ce que tu désirais, et je t’en ai privé : je suis plus puissant que toi, et tu dois désormais me rendre honneur. La rivalité mimétique des désirs inaugure ce que Hobbes nomme la « guerre de tous contre tous », qui elle-même ouvre la possibilité pure et simple de l’auto-extermination de l’humanité tout entière : comme l’homme est doté d’une raison, il est capable de calcul, ce qui en fait un être particulièrement redoutable. Puisque je sais qu’autrui désire me priver de ce que je désire, puisqu’il est bien un ennemi et non pas simplement un adversaire, la raison m’ordonne de l’éliminer préventivement afin de me garantir de la menace qu’il constitue toujours potentiellement ; et comme chacun se dit la même chose de son côté, le conflit s’étend à tous.
C’est pourtant cette capacité de calcul qui va sauver l’humanité : chaque individu se rend compte qu’il finira toujours par rencontrer plus puissant que lui, et que tous courent collectivement à leur perte. Il faut faire cesser l’usage de la violence. Mais comment ? Si je dépose les armes, il faut que je sois assuré qu’autrui fera de même, sous peine d’être une victime idéale pour sa rapacité : un tiers terme servant de garantie est donc nécessaire. Ce tiers terme, selon Hobbes, c’est l’État : chacun accepte de se défaire de sa liberté naturelle (celle d’user librement de sa force) au profit de l’État, qui devient seul détenteur de l’usage légitime de la puissance physique.
Ici donc, la soumission se fonde sur un calcul d’intérêt : j’accepte de me défaire de ma liberté naturelle (celle de chercher à satisfaire mes désirs, y compris par la force) à condition que l’État garantisse ma sécurité. La loi tire alors sa force de ce calcul : chaque citoyen se soumet parce que sa raison lui fait comprendre que la soumission est préférable. Il en est certes qui toujours seront tentés de se rebeller, parce qu’ils jugeront plus intéressant de le faire. Mais lorsqu’un individu utilise sa force pour me nuire, il se soustrait au contrat qui nous lie et se met hors la loi : ce n’est pas moi qu’il attaque, c’est l’État, dont la force est composée de la somme des forces de tous les citoyens. Le voleur en m’agressant s’expose à la riposte de la force publique, qui sera toujours plus redoutable que la sienne propre : il est donc dans son intérêt de se soumettre et de renoncer à la violence.

II. On n’a obligation de se soumettre qu’aux « puissances légitimes »

Pour Hobbes, la loi tire sa force de la soumission des individus, qui acceptent de se défaire de leur liberté naturelle au profit de l’État : c’est l’image du Léviathan, ce géant composé d’une multitude d’hommes. Mais une telle soumission, qui donne toute sa force à la loi, repose elle-même sur un calcul d’intérêt qui pousse les individus à contracter entre eux, c’est-à-dire à se démettre de leur droit d’utiliser la force au profit d’un tiers terme, l’État, qui quant à lui ne contracte pas, puisqu’il se pose comme étant la garantie du contrat. Or on peut faire à Hobbes l’objection que lui adressait Rousseau : ce calcul d’intérêt est faux, et les sujets s’en apercevront tôt ou tard. Car, y a-t-il seulement un sens à renoncer à sa liberté au nom de la sécurité ? « On vit tranquille dans les cachots ; est-ce assez pour s’y trouver bien ? » Un contrat suppose la possibilité de le rompre, et cette possibilité elle-même réclame la liberté. Que serait un contrat qui me ferait aliéner cette liberté, c’est-à-dire aussi la possibilité d’y mettre un terme ? La théorie de Hobbes illustre à merveille ce que Rousseau nomme la « convention despotique » : « Je fais avec toi une convention toute à ta charge et toute à mon profit, que j’observerai tant qu’il me plaira, et que tu observeras tant qu’il me plaira » (Le Contrat social, I, 4). Le pacte hobbésien est un pacte de dupes, et ceux qui ont accepté de s’y soumettre, même de leur plein gré, finiront par le comprendre : ce genre d’État se maintiendra peut-être, mais par la seule force, puisque les sujets se rendront compte qu’ils n’avaient au fond pas intérêt à se soumettre. Ici encore, c’est la force et la crainte qu’elle inspire qui donneront sa force à la loi.
Quelle est alors la solution ? Il faut obtenir du sujet une soumission durable au souverain, et cette soumission ne sera durable que si elle ne repose pas sur une convention initiale les contraignant à se départir de leur liberté. Pour qu’une loi m’oblige et non pas me contraigne, il faut que m’y soumettant, je ne me soumette qu’à moi-même, car ne se soumettre qu’à soi-même est le véritable nom de la liberté. Rousseau pose donc que la seule issue, c’est d’identifier le sujet et le souverain : il faut que le peuple qui se soumet aux lois en soit également l’auteur. Lorsque c’est le peuple lui-même qui vote la loi, en s’y soumettant, il ne se soumet qu’à lui-même et demeure absolument libre.
Mais cela suffit-il ? En d’autres termes, suffit-il que le peuple soit souverain pour garantir la légitimité des lois, qui est seule capable d’obtenir de nous une soumission volontaire, donc seule à même de donner aux lois une force ne reposant pas elle-même sur la peur de la sanction ? Non pas : il ne suffit pas que les citoyens votent la loi, encore faut-il qu’ils la votent en fonction du seul bien commun, et non de leurs intérêts particuliers. Or, il y a là la source d’une tension qu’il serait illusoire de vouloir régler définitivement, même à l’aide de la meilleure constitution du monde : c’est la tension qui sépare mes intérêts particuliers et l’intérêt commun. Lorsque je vote la loi, j’ai tout intérêt à ce qu’elle serve le bien commun : si je commence à vouloir la mettre au service de mes intérêts propres, je sais qu’autrui à son tour fera de même, et il tentera de faire voter une loi qui le servira lui et me desservira moi. Comme la loi s’applique à tous, si tous la votent, nul n’a intérêt à la rendre injuste : la souveraineté populaire est encore la meilleure garantie de la justice des lois. Mais de ce qu’une loi soit juste, il ne s’ensuit pas qu’elle tire automatiquement de cette justice une force telle qu’elle oblige ma soumission : chaque individu, au moment de se soumettre (en tant que sujet donc, et non plus comme partie du souverain), peut considérer qu’il est davantage dans son intérêt de s’excepter de la loi qu’il a pourtant aussi votée. Prenons un exemple : un voleur accepte que la loi garantisse sa propriété de la rapacité d’autrui avec toute la rigueur possible. Il vote sans réticence la loi qui met le vol hors la loi et l’expose à de lourdes sanctions. Mais au moment de se soumettre, le voleur peut considérer que dérober le bien d’autrui est pour lui un avantage, lors même qu’il veut qu’autrui ne dérobe pas son bien à lui. Bref, grande toujours est la tentation, dit Rousseau dans Le Contrat social (I, 7), de jouir « des droits du citoyen sans vouloir remplir les devoirs du sujet ». Mais ce faisant, ce voleur se met en contradiction avec lui-même, puisqu’il s’excepte de ce à quoi il a pourtant consenti. Le hors-la-loi, dans un régime démocratique où la loi elle-même est l’expression de la volonté populaire, fait passer ses désirs et intérêts particuliers avant sa liberté elle-même : il ne comprend pas qu’en jouant ses désirs contre la loi, il humilie la raison en lui, il fait dépendre sa volonté de ce qui n’est pas de son ordre (les désirs). Ainsi, la sanction qui le contraint à une peine ne le prive pas de la liberté, elle lui rend la liberté véritable dont il s’était lui-même privé : comme le dit Rousseau, « quiconque refusera d’obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera d’être libre ».

Conclusion

Dans ses Lois, Platon distinguait des « fils d’or » et des « fils de fer ». La loi est faite de fils d’or : elle doit être malléable, pour s’adapter sans injustice aux circonstances et à des cas par définition toujours singuliers. Or celui qui s’excepte de la loi bonne le fait toujours au nom de son intérêt particulier : en lui le désir parle trop fort, et il est incapable de se soumettre, même lorsqu’il sait que les lois en fait sont au service de son intérêt bien compris. En lui la raison est impuissance : il faut donc lui parler le seul langage qu’il comprenne, celui du plaisir et de la peine. Celui qui ne comprend pas qu’une loi juste défend toute sa personne, celui qui se soustrait aux lois par incapacité à maîtriser ses propres désirs, celui-là sera condamné : la souffrance de la peine est la seule chose qu’il soit capable de comprendre. Mais la rigueur de la loi, et le recours à la force pour en faire respecter l’autorité, ne signifient pas alors que cette autorité elle-même soit issue de la force : ce dont les lois tirent leur force, c’est de leur justice qui nous oblige, quand bien même elles devraient, en dernier recours, faire usage de la force pour obtenir le respect.


Voir la page sur lemonde.fr
© rue des écoles

Dans la même rubrique