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Faire de la philosophie en Guyane

Dissertation : L’art peut-il se passer de règles ?

Introduction

En 1928, le sculpteur Brancusi intenta un procès aux États-Unis parce que la douane américaine avait refusé de considérer sa sculpture, L’Oiseau dans l’espace, comme une œuvre d’art et lui avait fait subir les taxes supportées par les importations de métal. Car enfin, cet amas de bronze ne ressemblait ni à un oiseau, ni à de l’espace : telle était du moins l’opinion du douanier, et ce point constituera l’élément central de la défense lors du procès. Cet objet n’est pas une œuvre d’art, parce qu’il ne représente rien ; Brancusi s’autoproclame artiste alors que son travail n’est en fait que celui d’un artisan ; au reste, d’autres artistes (reconnus, eux) ne voient là nulle trace d’art. Ce à quoi les avocats de Brancusi répondirent : le plaignant est un artiste mondialement connu, exposé dans les plus grands musées ; le fait que certains artistes ne voient pas son talent montre seulement que cette appréciation demeure subjective ; une œuvre n’a nul besoin d’être une représentation fidèle de quelque chose, elle doit avant tout susciter une émotion d’ordre esthétique (qu’elle plaise ou non, elle ne doit pas laisser indifférent) ; enfin et surtout, Brancusi est un artiste et L’Oiseau dans l’espace est une œuvre d’art parce qu’on ne peut rien en faire sinon la contempler, en d’autres termes parce que cet objet n’a aucune finalité pragmatique assignable. Brancusi gagna son procès : pour la première fois, le statut d’œuvre d’art était juridiquement débattu et, pour la première fois, un objet devenait officiellement une œuvre parce qu’une cour de justice lui reconnaissait cette qualité.
On comprend cependant la perplexité du douanier : tout se passe comme si l’art moderne s’était peu à peu affranchi de toutes les règles classiques, au premier chef desquelles l’exactitude de la représentation. Vouloir maintenir ces règles à toute force, n’est-ce pas alors demeurer aveugle à ce que l’art est devenu et se priver d’une richesse présente par fascination pour un passé mort ? Mais, d’un autre côté, s’il n’y a plus de règles, comment déterminer ce qui est de l’art et ce qui n’en est pas ? Si nul critère autre que subjectif n’est à l’œuvre, alors ne suffit-il pas de se dire artiste pour l’être et de décréter que ce qu’on fait est une œuvre pour que cela en devienne une ? Si l’urinoir exposé par Duchamp est une œuvre, ne peut-on alors en conclure que tout peut devenir œuvre ? Mais si tout peut être œuvre, alors rien ne l’est plus, et la distinction entre objet courant et œuvre d’art semble s’effacer.
Alors, quel statut faut-il attribuer à la règle en art ? Sans doute faudra-t-il d’abord élucider le concept de règle artistique lui-même afin de déterminer ensuite dans quelle mesure l’art pourrait éventuellement s’en passer.

I. Le génie comme pouvoir créateur des règles

Nous ne sommes pas face à un marteau comme face à une sculpture, et nous n’avons pas la même attitude devant une paire de chaussures traînant sur le paillasson et les chaussures peintes par Van Gogh. En d’autres termes, la différence entre les objets d’usage et les œuvres d’art nous semble évidente : nous utilisons les premiers, nous contemplons les secondes ; nous définissons les premiers par leur fonction (un marteau, c’est ce qui sert à planter des clous), alors que la finalité des secondes nous semble indéterminable. Ainsi, tous les objets d’usage sont au service de ce que Kant, dans la Critique de la faculté de juger, nommait la « propension pragmatique au bien vivre » : ils sont destinés à assurer notre survie puis notre confort ; alors que, d’un point de vue pragmatique, une œuvre d’art « ne sert à rien ». De ce point de vue, il est clair que cette distinction dans le rapport aux objets d’une part, et aux œuvres d’art d’autre part, est le corrélat d’une différence quant à la modalité de leur venue au monde, ce qui nous invite à séparer le travail de l’artisan (la production), de celui de l’artiste (la création). Sans doute faut-il d’abord expliquer ce point : produire, c’est toujours (comme l’affirmait déjà Aristote) donner une certaine forme à une matière donnée en vue d’une fin directrice. Si les marteaux devaient servir à éplucher les pommes, ils n’auraient ni cette forme, ni cette matière : c’est la finalité ou l’usage qui guide la production artisanale, c’est-à-dire d’abord le choix de la matière et de la forme à lui donner. Aussi la technique, entendue comme « disposition à produire », est-elle nécessairement accompagnée de « règles vraies » (Éthique à Nicomaque) et vraies d’abord au sens où elles permettent bien d’obtenir le résultat escompté. De ce point de vue, un artisan, pour mériter son nom, doit parfaitement maîtriser les règles de son art, c’est-à-dire les prescriptions qui lui disent comment faire pour produire l’objet voulu, et qui ne sont pas remises à son caprice. Ainsi, les arts de l’artisan ne sauraient-ils se passer de règles : ici, le savoir guide le faire.
On objectera peut-être que l’artiste également doit faire montre d’un certain savoir-faire : les beaux-arts ont aussi des règles techniques, comme la perspective en peinture ou l’harmonie en musique. Certes, mais alors que l’habileté constitue la limite supérieure de la production, elle est la limite inférieure de la création – s’il ne devait manifester que de l’adresse, de l’ingéniosité et la maîtrise des « règles de l’art » par son créateur, un objet ne s’imposerait pas à nous comme étant une œuvre d’art, si tant est qu’on n’attend pas seulement d’un tableau qu’il soit bien peint. Un objet est artistique lorsque nous le contemplons au lieu de simplement nous en servir : il nous surprend, nous étonne, à la différence de l’objet d’usage qui, parce que sa production est normée, n’est qu’un exemplaire particulier qui peut toujours être reproduit (ce marteau n’est qu’un exemplaire de l’idée de marteau, et si je le casse je peux en prendre un autre), précisément parce que la production en est réglée. Si les œuvres d’art nous surprennent alors, c’est au contraire parce qu’elles sont à chaque fois uniques : en d’autres termes, la création artistique n’est pas normée, si l’on entend par une telle norme une idée préexistante sur laquelle se réglerait l’artiste. Si, comme le rappelait saint Augustin, le menuisier a bien en tête une idée du coffre avant même de le fabriquer, en sorte que le produire est toujours guidé par une forme qui lui préexiste, c’est donc d’une toute autre manière que la création a des règles : celles-ci ne sont pas antérieures à la création de l’œuvre, qui n’est pas simplement la réalisation objective d’un modèle idéal préexistant (alors que la fabrication du coffre rend réelle l’idée du coffre : elle en fait un objet matériel).
Aussi, la surprise qu’éprouve le spectateur de l’œuvre, et qui est le signe de son caractère artistique, affecte en premier lieu l’artiste lui-même, qui est lui aussi un spectateur dépassé par la singularité de l’objet d’art, et cela même s’il en est le créateur. Alors, faut-il dire que l’artiste n’obéit à aucune règle ? Non, il s’agit plutôt de comprendre que la règle n’a pas le même sens dans la production artisanale et dans la création artistique. Comme l’affirmait Alain dans le Système des beaux arts, l’idée vient à l’artiste « à mesure qu’il fait ; il serait même rigoureux de dire qu’il est spectateur aussi de son œuvre en train de naître ». Ainsi, la surprise du spectateur n’est que la conséquence de la singularité de l’œuvre, elle-même renvoyée au talent de l’artiste. Alors que l’artisan applique la règle qu’on lui a apprise, l’artiste invente sa propre règle, c’est-à-dire qu’il fait ce qu’on n’avait jamais fait, comme on ne l’avait jamais fait : ce qui caractérise l’artiste, ce n’est pas son savoir-faire, mais sa capacité à inventer des règles nouvelles, à se forger un style qui n’appartient qu’à lui, talent que Kant nomme « génie ». Le génie est un don, il ne s’apprend pas : on ne devient pas artiste comme on devient menuisier, parce qu’on peut fort bien apprendre à appliquer des règles déjà instituées, mais pas apprendre à en créer de nouvelles. Ce qui donc caractérise le génie, c’est « l’originalité », et le terme doit être pris en son sens propre : l’artiste est l’origine de sa propre règle, qu’il ne reçoit de nul autre, sinon de lui-même.
Comme l’affirmait Cézanne, il faut « peindre comme si on n’avait jamais peint », peindre comme si on était le premier à le faire. Cela ne signifie cependant pas que l’ignorance soit une condition préalable à la création : celui qui ne sait rien croit découvrir l’Amérique tous les matins. Pour être véritablement original au contraire, il faut cultiver son talent et son goût, ne serait-ce que parce qu’on ne saurait faire quelque chose de véritablement neuf sans savoir exactement ce qui s’est déjà fait. Aussi le pouvoir créateur des règles, ce talent inné qui caractérise l’artiste, suppose-t-il d’être développé par l’apprentissage d’une culture et d’une tradition, sous peine de ne rester qu’une promesse non tenue. Selon Kant alors, ce qui caractérise l’art, certes, c’est que la règle y est inventée et non reçue. Mais elle ne saurait être inventée si d’autres règles, qui sont autant de « manières de faire », n’étaient pas apprises au préalable. C’est pourquoi l’art fait école (le fauvisme, le maniérisme, le cubisme…), chacune se définissant aussi par son rejet de ce qui la précède : il y a une histoire de l’art, qui est l’histoire de la succession des styles et des règles. Ainsi, l’art ne saurait se passer de règles, mais il ne saurait non plus se contenter d’une seule : les règles passées sont là pour être dépassées, c’est-à-dire pour qu’on leur substitue d’autres façons de faire.

II. L’art comme jeu vain

L’œuvre d’art doit être absolument singulière puisque cette singularité est la conséquence de l’originalité de la règle, elle-même renvoyée au génie de l’artiste comme talent inné. Mais suffit-il d’être original pour être authentiquement créateur ? Après tout, si personne n’avait jamais fait ce que je suis en train de faire, ce n’est peut-être pas sans raison : peut-être est-ce moins le manque d’originalité que le sens du ridicule, qui retenait mes prédécesseurs.
Reprenons alors l’argument des avocats de Brancusi : L’Oiseau dans l’espace n’est pas une représentation fidèle ou « objective » d’un oiseau, mais de quel droit ce critère est-il retenu pour disqualifier sa valeur artistique ? Après tout, nous savons depuis Kant qu’une œuvre d’art n’est pas la représentation d’une belle chose, mais la belle représentation d’une chose : l’important, c’est l’émotion esthétique qu’elle soulève chez le spectateur, émotion qui s’atteste objectivement dans l’impossibilité où l’on est d’assigner à l’œuvre le moindre usage pragmatique. De ce point de vue, il suffit alors pour faire œuvre de retirer sa fonction à un objet, de suspendre son utilité, par exemple en l’exposant, et de le signer pour le rendre unique, et c’est exactement ce que fit Duchamp avec son urinoir. Une première règle semble alors pouvoir être identifiée : il faut que l’œuvre ne soit pas au service de l’usage, il faut qu’elle invite à la contemplation et non à la manipulation. Or, pour inviter à une telle contemplation, elle doit surprendre, être inattendue, c’est-à-dire être le corrélat objectif d’une créativité originale. En d’autres termes, en affirmant que l’absence de finalité pragmatique est le critère qui permet de différencier les œuvres des objets, nous ramenons effectivement l’essence de l’art à l’originalité de l’artiste. Par conséquent, nous affirmons que ce qui importe en art, c’est moins le résultat (l’œuvre) que la nouveauté de la règle, c’est-à-dire le génie du créateur : ce qui fait de l’urinoir de Duchamp une œuvre d’art, c’est justement sa nouveauté, c’est-à-dire l’inventivité de son auteur, et non l’urinoir lui-même. Il revient alors à Hegel d’avoir critiqué ces doctrines qui, sous couvert d’encenser la créativité de l’artiste, en viennent en fait à secondariser l’œuvre. Dans ce qu’il nomme « l’art romantique » en effet, « l’artiste, avec sa manière toute personnelle de sentir et de concevoir, avec les droits et le pouvoir arbitraire de ce qu’on appelle communément l’esprit, s’érige en maître de toute réalité, change à son gré l’ordre naturel des choses, ne respecte rien, foule aux pieds la règle et la coutume » (L’Esthétique). L’artiste romantique tend à s’ériger en divinité souveraine et capricieuse, qui refuse de s’effacer devant son œuvre et qui jouit de pouvoir défaire tout ce en quoi elle se manifeste (ses œuvres elles-mêmes), parce qu’elle prétend ne jamais s’y manifester tout entière : ce que je peux faire dépassera toujours en génie tout ce que je fais et ferai, mon talent créateur vaut mieux que ce que je crée. L’art devient alors un « jeu qui pose et dissout tout à partir de lui-même », et pour lequel « il n’y a pas de place pour le sérieux ». Plus rien n’est sacré ou sérieux, effectivement : l’artiste romantique jouit d’être sacrilège, de n’accorder de valeur à rien, de refuser tout principe fixe, toute règle. Mais, au fond, c’est parce qu’il n’aime que lui-même et méprise son œuvre comme étant indigne de lui.
En refusant de faire œuvre, c’est-à-dire de prendre sa propre œuvre au sérieux, l’artiste se croit libre : il place la liberté dans le refus de toute règle et de tout contenu, en traitant tout de manière arbitraire et selon son bon plaisir. Mais c’est là pour Hegel une caricature de la liberté véritable, laquelle ne saurait se trouver dans l’isolement d’un sujet absolu qui entend s’affranchir du monde et des règles par l’humour et la distance, par le détachement ironique, par cette irresponsabilité ici magnifiée (rien ne m’engage, rien ne me lie, je peux créer tout et son contraire). Étrange figure de l’artiste, qui tient plus à soi qu’à son œuvre, et pour qui tout est vain ! Car enfin, « chacun est ce qu’est son monde », comme le dit Hegel : le monde de l’artiste romantique est un jeu d’apparences sans sérieux ni valeur propre. Mais si je peux indifféremment faire ceci ou son contraire, ne me plier qu’à mon caprice, alors ce jeu est vain, et l’existence qui va avec l’est aussi. Ce qui est vraiment génial dans l’art, c’est l’œuvre, qui vaut souvent mieux que son créateur : on peut être un artiste de génie et un individu médiocre. Si donc je prétends que mon œuvre vaut moins que moi-même, alors ce prétendu talent ne s’incarne plus nulle part dans le monde : tout est vain, tout s’évanouit dans le mouvement qui dissout tout, et la subjectivité devient elle-même creuse et vide puisqu’elle ne se réalise jamais dans un objet. Or si tout est vide sauf moi, alors je vis dans un monde fantomatique où même ma liberté ne fait plus sens, car qu’est-ce qu’une liberté pour rien ?

Conclusion

Celui qui considère que rien n’est digne de séjour ou d’attache, d’enracinement, celui qui jongle avec les règles pour indifféremment les nier ou les transformer selon son bon plaisir, celui-là se meut dans un monde d’une richesse supposée indescriptible, et qui se révèle finalement le plus vide : selon Hegel, il y a de la part de l’artiste romantique une incapacité à s’incarner qui fait de la vie qui se croit la plus riche en fait la plus misérable. Ainsi, si nous croyons que l’œuvre peut s’affranchir de toute règle, c’est en fait parce que les œuvres elles-mêmes n’ont plus guère pour nous d’importance, et l’art pas davantage : l’humanité dispose désormais de la philosophie et de la science pour parvenir à la conscience d’elle-même, l’art est maintenant privé de toute nécessité interne, ce pourquoi il en est toujours plus réduit à n’être qu’un jeu vain, un délassement, une distraction. Comme l’affirme Hegel, nous avons beau trouver admirables les statues des dieux grecs, nous ne plions plus les genoux : c’est parce que l’art est désormais vidé de toute nécessité que les artistes recherchent désormais l’originalité à tout prix et font de la provocation vide de sens leur fond de commerce.


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