Dissertation : L’art est-il moins nécessaire que la science ?

Mis à jour le vendredi 1er janvier 2016 , par Boris Debot

Introduction

« C’est de la littérature ! », entend-on parfois s’exclamer l’auditeur d’un récit semblant par trop fantaisiste. Ici donc, tout se passe comme si l’art en général était relégué au rang d’occupation sinon oiseuse, du moins inutile : les arts dans leur diversité auraient ceci de commun, de n’avoir aucune prétention à la vérité, et pas davantage de finalité pragmatique. L’art ne sert à rien, il est inutile, et ajoute-t-on parfois en manière de sauvetage désespéré, l’œuvre est belle justement parce qu’elle est inutile. La science en revanche, parce qu’elle a pour rôle d’établir un savoir certain et démontré, permet de connaître la nature et d’en dégager les lois ; or, connaître la légalité naturelle, c’est être capable de prévoir les phénomènes ; les prévoir, c’est les dominer, et d’abord en devenant capable de mettre ces lois elles-mêmes à notre service. Ainsi donc, la science quant à elle est doublement nécessaire : elle satisfait le besoin théorique de l’homme en comblant sa soif de connaissances, et elle permet de « commander à la nature en obéissant à ses lois », selon la belle formule de Bacon, c’est-à-dire d’aménager un monde où nous mettons au travail les forces naturelles elles-mêmes, que nous tournons à notre profit.
La science est alors nécessaire à l’homme, et pas seulement au sens où elle lui permet, grâce à ses applications techniques, de mener une vie plus sûre et plus confortable : elle accomplit ce qui est proprement humain, à savoir le désir de connaître. L’art en revanche ne serait que matière à délassement, une occupation de second ordre destinée à meubler le temps demeuré libre de toute activité sérieuse ; et si l’on admet volontiers que le plaisir procuré par les œuvres peut bien être réel, on n’en conclut pas moins qu’il n’est guère nécessaire, en ce sens évident que nous pourrions aisément nous en passer. Si l’on fait remarquer que le propre de l’homme, c’est aussi et de tout temps d’avoir créé des œuvres sans utilité assignable, le bon sens se contentera alors d’affirmer qu’il y a peut-être là un genre de nécessité obscure et incompréhensible, mais qu’en tout état de cause, l’art est moins nécessaire que la science.
L’expression est curieuse cependant, et semble en toute rigueur mal formée : si est nécessaire, ce qui ne peut pas ne pas être, alors la nécessité n’est pas susceptible de degré, en sorte que parler de « moins nécessaire » n’a tout simplement aucun sens… Entre la nécessité et la contingence, il n’y a pas de tiers terme ni de position intermédiaire. Cette hésitation qui nous prend est alors sans doute elle-même riche d’enseignements : se pourrait-il que l’art ait changé de statut, qu’il n’ait plus maintenant pour nous la nécessité qu’il a eue jadis pour d’autres ? En affirmant alors que l’art est « moins nécessaire » que la science, nous reculerions en fait devant l’évidence qui pourtant s’impose à nous : l’art pour nous n’a plus aucune nécessité réelle, s’il en en a eu une par le passé. Pour que cette hypothèse puisse cependant être retenue, encore faudrait-il expliquer ce qui s’est modifié dans notre rapport à l’art, et pourquoi une telle modification s’est produite : peut-être est-elle due aux progrès de la science précisément, c’est-à-dire au désenchantement d’un monde de moins en moins étrange ou inquiétant, dans lequel les œuvres et leur dimension symbolique seraient de moins en moins nécessaires ; peut-être aussi l’homme dispose-t-il désormais de moyens plus adéquats que les œuvres pour parvenir à une claire conscience de lui-même ; à moins, et tout au contraire, que les hommes de notre modernité, livrés tout entiers à une volonté de domination, d’emprise et de calcul, ne soient désormais incapables d’avoir un rapport aux œuvres.

I. Le désenchantement du monde et la perte de nécessité de l’art

Affirmer sur le ton de l’évidence que l’art est moins nécessaire que la science, c’est en fait opérer une triple réduction. D’abord, on présuppose que la nécessité peut être ramenée sans reste à l’utilité – Quand on dit d’une activité qu’elle est « moins nécessaire » qu’une autre, on entend par là qu’elle est moins utile, c’est-à-dire moins à même de satisfaire ce que Kant déjà nommait la « propension pragmatique au bien vivre », à savoir la recherche du confort, outre celle de la survie. On reconduit ensuite la science à ses applications techniques, celles-là mêmes qui sont seules susceptibles d’une utilité pragmatique ; on réduit enfin les œuvres d’art à leur seule fonction esthétique. C’est quand est présupposée la validité de ces trois réductions qu’on peut déclarer d’une part que la science est utile (c’est-à-dire qu’elle a des applications assurant notre survie et facilitant notre confort), tandis que l’art est « moins nécessaire », puisqu’il ne sert qu’à « faire joli ». Certes, il permet d’éprouver le frisson du beau, voire de « s’évader du réel » ; mais enfin la science, elle, nous donne le téléphone portable, l’ordinateur, les moyens de transport, et elle guérit le cancer. Bref, et comme le disait Pisarev (ce révolutionnaire Russe du xixe siècle), « Une paire de bottes vaut mieux que Shakespeare. » Or, ces présupposés n’ont à y bien penser rien d’évident. D’une part, il est douteux qu’on puisse ramener la nécessité à la seule satisfaction de nos besoins physiologiques : si c’était le cas, il n’y aurait pas de différence entre l’homme et l’animal qui, effectivement, ne se soucie quant à lui que de sa survie et de son bien-être. Il est également douteux que la science puisse être ainsi ramenée à ses seules applications techniques : en ce cas, la mathématique pure par exemple, discipline peu susceptible d’avoir une utilité quelconque s’il en fût, ne serait pas scientifique ; or, c’est précisément son caractère de savoir pur et désintéressé, c’est-à-dire séparé de toute application pragmatique, qui en a fait depuis l’Antiquité grecque la science par excellence. Enfin, l’idée que l’art a pour fonction de nous faire ressentir des émotions est une position récente, dont on ne saurait trouver nulle trace avant le tournant du xviiie siècle : c’est à cette époque, et à cette époque seulement, qu’on a commencé à distinguer l’artisan qui produit des biens utiles, de l’artiste qui crée des œuvres sans fonction pragmatique assignable.
Il est remarquable qu’une distinction qui nous semble aussi élémentaire soit en fait si tardive ; remarquable également qu’elle ait commencé à se poser au moment même où la science expérimentale, celle qui a été initiée par Galilée et Bacon, connaissait ses premiers grands succès. Peut-être ces deux événements ne sont-ils pas sans rapport – c’est du moins la thèse exposée par Max Weber.
Pour nous autres modernes, il est évident que les objets courants sont au service de l’usage et qu’ils sont destinés à être consommés, tandis que les œuvres d’art invitent à une contemplation qui suspend la manipulation et la propension pragmatique. Nous comprenons désormais l’œuvre comme l’autre de l’objet, et l’artiste comme différent de l’artisan : il va de soi pour nous que le sens de l’objet s’épuise dans le besoin qu’il permet de satisfaire, tandis que l’œuvre ne satisfait nul besoin et se distingue par sa gratuité. Mais précisément, cette réduction de la signification des objets à leur seule valeur d’usage est contemporaine de ce que Weber nommait le « désenchantement du monde ». Selon lui en effet, même les objets courants ont été longtemps eux aussi dotés d’une valeur symbolique ; en d’autres termes, ils n’avaient jamais qu’une fonction pragmatique réductible à l’usage et au service. Les objets d’usage avaient aussi et toujours une signification magique ou religieuse, ils étaient porteurs d’une médiation entre les hommes et des forces supérieures, ce qui explique le soin pris à leur élaboration et à leur entretien. Ainsi, la disposition des poutres dans le colombage d’une maison obéissait à des règles précises, mais qui n’étaient pas réductibles à leur fonction architecturale ; le chambranle était sculpté parce qu’il s’agissait autant de permettre l’ouverture de la porte que de se placer sous la protection d’un saint patron, d’écarter le malheur, etc. Avec le développement des sciences expérimentales et prédictives, les mystères du monde furent peu à peu dissipés ; du coup, les objets se trouvèrent progressivement privés de leur rôle magique et religieux, jusqu’à être réduits à leur seule fonction utilitaire – Tout le sens symbolique s’est alors concentré dans des productions qui ne « servent à rien », les œuvres d’art. Ici s’explique, selon Max Weber, que ce que nous nommons « œuvres d’art », parmi les productions d’un passé antérieur à la distinction de l’artiste et de l’artisan, ce sont uniquement les objets irréductibles à leur fonction pragmatique, c’est-à-dire les objets dont l’usage était religieux (la cathédrale gothique, la statue grecque, le masque africain, etc.).
Ainsi donc, plus la science devenait « nécessaire » (entendons par là : plus elle était efficace dans ses prédictions, plus elle permettait de mettre à notre service les forces de la nature dont elle dégageait les lois), moins les hommes se sentaient menacés par des puissances qui les excédaient, et moins la nécessité de se concilier ces puissances par des objets symboliques et des rites propitiatoires se faisait sentir. En ce sens, ce sont bien les progrès de la science et ses applications pragmatico-techniques qui ont appauvri le sens de l’objet (réduit à sa seule fonction d’usage) et contraint le symbolique à migrer vers des œuvres caractérisées par leur absence d’utilité concrète, c’est-à-dire de « nécessité »… en sorte qu’il faut bien affirmer que c’est précisément parce que la science est devenue nécessaire que l’art ne l’est plus ; et plus la science est devenue nécessaire (plus elle a satisfait nos besoins en mettant la nature à notre service, au lieu de nous laisser inquiéter par elle), moins l’art l’est demeuré.

II. L’art constitue une étape dépassée de la prise de conscience de soi

Nous présupposons cependant encore ici que la nécessité se chiffre à la satisfaction de nos besoins matériels, et pour tout dire corporels : de ce point de vue il est vrai, ce qu’à présent nous appelons « œuvres d’art » n’est d’aucune nécessité. La question cependant se pose de savoir si l’absence de fonction pragmatique ou d’usage ôte tout caractère nécessaire à un objet : car enfin, si l’homme est homme précisément, et non un animal, c’est qu’il se soucie d’autre chose que de son seul bien-être ou de sa simple survie. Il revient à Hegel d’avoir montré que l’homme, en tant qu’esprit, se distinguait de tout ce qui existe seulement en soi (choses, plantes, animaux), c’est-à-dire de tout ce qui existe sans avoir conscience de sa propre existence : en tant qu’il est un être pour soi, l’homme a un besoin proprement spirituel, celui précisément de parvenir à une claire conscience de sa propre existence. Or, de même que mon regard ne peut se voir lui-même, parce qu’il est la condition de possibilité et l’origine de toute vision, de même ma conscience ne saurait avoir directement conscience d’elle-même. Il lui faut passer par l’intermédiaire d’un objet : poser un objet extérieur à soi, puis l’identifier comme étant soi-même, telles sont les deux étapes de la prise de conscience de soi. Ainsi donc, cette prise de conscience de soi par soi s’effectue toujours d’abord « pratiquement », nous dit Hegel, c’est-à-dire par l’intermédiaire de notre action : fabriquer, c’est rendre réelle une idée, c’est faire de l’esprit un objet. En produisant quelque chose, l’homme atteste qu’il a un esprit : un marteau, c’est de « l’esprit objectif », quelque chose qui sans l’homme n’existerait pas et qui en tant que tel permet à l’homme de prendre conscience de sa spécificité spirituelle. Mais dans la production des objets d’usage, l’homme manifeste sa nature spirituelle comme aliénée à son autre (le corps) : si nous n’avions pas de corps à protéger de la pluie et du vent, s’il n’y avait pas une nécessité matérielle à nous construire un abri, alors nous ne fabriquerions pas de marteaux.
L’œuvre d’art en revanche n’est d’aucune nécessité pour le corps, entendons par là qu’elle ne satisfait aucun de ses impératifs : c’est une création de l’esprit où l’esprit se contemple lui-même tel qu’en lui-même, et voilà qui fait des œuvres d’art quelque chose de plus nécessaire que tout objet simplement pragmatique. En créant des œuvres, l’homme manifeste qu’il est esprit, et que cet esprit n’est pas simplement au service de son corps : l’œuvre d’art répond à un besoin spirituel, lequel est le seul besoin spécifiquement humain. Mais précisément ce que remarque Hegel, c’est que depuis l’heureuse époque de l’art grec, l’homme dispose de moyens infiniment plus adéquats pour prendre conscience de lui-même… la religion, la philosophie, et la science en général, s’il faut nommer ainsi toute discipline spéculative. L’œuvre présentait bien l’esprit tel qu’en lui-même, mais à travers son autre (une matière qui quant à elle provient toujours de la nature, directement ou indirectement) ; dans le concept en revanche, non seulement l’esprit n’est plus au service du corps, mais il n’utilise rien de corporel pour se penser lui-même. L’art constitue donc une étape dans la vie de l’esprit, étape qui est révolue au moment même où elle s’est posée comme telle : au moment où l’artiste s’est distingué de l’artisan, au moment où l’homme a tenté de penser sa production artistique de façon autonome, l’art avait déjà perdu pour lui toute nécessité réelle, parce qu’il n’avait plus besoin des œuvres pour avoir conscience de lui-même. Quand on se met à penser l’art, c’est précisément qu’on n’en fait plus ; et on n’en fait plus, parce qu’on n’est plus contraint à en faire par quelque sorte de nécessité que ce soit.
Quand arrive donc l’époque de la science au sens fort (c’est-à-dire de la discipline réflexive par laquelle l’esprit se saisit de lui-même), alors « l’art est quelque chose du passé », quelque chose d’aussi mort que le passé lui-même ; et c’est précisément parce qu’il est vidé de toute nécessité interne qu’il ne sert plus qu’à faire joli. « Nous avons beau trouver admirables les statues des dieux grecs, nous ne plions plus les genoux », affirme Hegel : l’art est réduit à sa fonction esthétique quand l’homme n’a plus besoin de la médiation des œuvres pour prendre conscience de sa nature spirituelle.
Telle est la leçon hégélienne : l’art est mort, ce qui ne signifie pas qu’il n’y a plus d’œuvres d’art, ou plus d’artistes – Au contraire, il n’y en a jamais eu autant, depuis que l’art n’a plus rien d’essentiel à nous dire ; mais cette profusion bavarde de créations ne saurait faire oublier le vide qu’elles renferment.

Conclusion

L’art est mort, il n’a plus rien à nous dire ; on peut cependant et tout à l’inverse se demander si ce n’est pas l’homme lui-même qui a fini par devenir sourd à la parole de l’œuvre : selon Heidegger en effet, notre modernité se caractérise par une puissance toujours accrue de la pensée calculante, ce mode de pensée selon lequel tout est envisagé en termes de rendement, de maîtrise et d’efficience. La science elle-même est mise au service de cette vaste entreprise de domination, puisqu’il lui est désormais ordonné d’avoir des applications pragmatiques, c’est-à-dire de servir à notre emprise sur tout ce qui est. Dans un tel monde, où il n’y a plus que du calcul, où tout doit toujours demeurer à disposition de la moindre de nos volontés, où l’homme est tout entier livré à la nécessité du besoin, du désir et de leurs impératifs, quelle place pourrait-il encore rester pour la gratuité des œuvres ? Aussi sont-elles les seules choses qui demeurent hors de la volonté de puissance et de sa surenchère : c’est précisément parce qu’elles ne sont pas nécessaires alors (parce qu’elles n’obéissent pas à la logique de la satisfaction et du commandement), qu’elles sont sacrées, c’est-à-dire au sens propre intactes. Quand tout, jusqu’au savoir et la science elle-même, est sommé de se rendre utile, quand la pensée méditante est bannie comme une simple perte de temps, la sévère offrande des œuvres demeure peut-être le dernier lieu humain.

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