Dissertation : Qu’avons-nous à gagner à faire notre devoir ?
Mis à jour le vendredi 1er janvier 2016 , par
Introduction
Le devoir est ce qui s’impose à nous comme ce que nous devrions faire quoi qu’il nous en coûte. De ce fait, il entre souvent (pour ne pas dire toujours) en contradiction avec nos propres désirs : ce que je dois faire n’est pas ce que j’ai envie de faire, ce pourquoi d’ailleurs grande est la tentation de ne pas le faire, en d’autres termes de m’en dispenser. Alors, qu’avons-nous à gagner à faire notre devoir ? Rien semble-t-il, sinon endurer la frustration de nos désirs. À moins toutefois que l’obéissance à ce que le devoir prescrit ne soit elle-même la source d’une certaine satisfaction, devant soi-même ou devant autrui : après tout, celui qui a agi envers et contre tout selon ce que le devoir ordonne n’a-t-il pas fait preuve de maîtrise de soi, de grandeur d’âme, de fermeté dans ses principes ? Ne montre-t-il pas qu’il est capable de ne pas se laisser emporter par ses désirs, qu’il peut opposer aux mobiles issus de la sensibilité des mobiles d’un tout autre ordre, qui ont la seule raison pour origine ? Peut-être, mais que vaudrait le devoir s’il devait, au nom de ce que le commandement moral exige, me pousser à humilier en moi la sensibilité même ? Que vaut un devoir qui au nom d’une exigence universelle s’imposant d’égale façon à tous m’oblige à renoncer à tout ce qui en moi est particulier ? Ne faudrait-il pas alors plutôt affirmer que c’est lorsqu’ils me donnent droit à mes droits que mes devoirs sont autre chose qu’une exigence purement formelle et irréalisable dans l’existence réelle ?
I. Le devoir comme moyen d’accéder à la liberté pratique
1. Différence des mobiles sensibles et rationnels
Selon KANT, mon action peut avoir deux mobiles d’origine diamétralement différente : soit les motifs qui m’ont déterminé à agir sont issus de ma sensibilité, soit ils proviennent de la raison. Quand j’agis sous le coup de mobiles sensibles, quand je ne fais que ce qui me plaît, je laisse donc la sensibilité déterminer ma volonté. Or précisément je ne décide pas de mes désirs sensibles : ce n’est pas moi qui décide d’aimer les petits pois et de détester les épinards ; et pour preuve, si l’on peut me forcer à manger des seconds, personne (pas même moi) ne pourra jamais m’obliger à trouver cela bon. Comme le disait déjà Rousseau, « l’impulsion du seul appétit est esclavage » : celui qui laisse sa volonté être déterminée par ses désirs se révèle l’esclave de ce désir même.
Quand le mobile est purement rationnel, c’est-à-dire quand j’agis par pur respect pour la loi morale en revanche, affirme KANT, j’atteins la liberté véritable. Pourquoi ? Ce que la loi morale me commande, c’est d’agir de telle sorte que la maxime de mon action (le mobile qui détermine ma volonté) puisse être érigée en loi universelle de la nature. En d’autres termes, si ce que je veux était une loi aussi universelle que la loi de la gravitation, le monde deviendrait-il contradictoire ou invivable ? Si la réponse est affirmative, alors mon action n’est pas morale : le critère de la moralité de l’agir, c’est l’universalité du vouloir. Est morale l’action qui peut être voulue universellement par tous les êtres raisonnables ; et mon devoir, c’est justement d’agir de façon conforme à ce que la loi morale exige, et la liberté à son tour se définit comme indépendance de la volonté à l’égard de la sensibilité.
2. La liberté pratique
KANT conçoit donc ainsi la liberté effective comme « liberté pratique » : je ne suis libre que lorsque ma volonté se rend indépendante de tout mobile sensible, et donc veut ce que la raison lui commande purement et simplement de vouloir. Ma volonté est morale quand elle s’universalise, c’est-à-dire se détermine selon un principe purement formel, à savoir la forme même d’une législation universelle appliquée à ma maxime. Autrement dit, je suis un être moral quand ce que je veux pourrait être voulu par tous sans aucune exception, donc quand la volonté qui préside à l’action n’est justement pas ma volonté singularisée par des désirs sensibles. Bref, une volonté libre, c’est une volonté morale et donc une volonté universelle ; une action libre, c’est une action faite par devoir, où ma particularité (sensible) se tait et laisse la place à l’universel en moi (le mobile rationnel), au pur commandement moral, qui s’impose à moi sous la forme d’un impératif catégorique : je suis libre quand je fais ce que je dois faire, c’est-à-dire quand je fais mon devoir.
3. Le contentement moral
Alors, qu’avons-nous à gagner à faire notre devoir ? D’abord, l’accession à la liberté véritable, qui s’oppose à celui qui, croyant être libre quand il fait ce qui lui plaît (qui laisse sa volonté être déterminée par des mobiles issus de sa sensibilité), se révèle faible et incapable de résister à ce que le désir commande. Certes, faire mon devoir réclame d’humilier en moi la sensibilité : si je fais quelque chose parce que j’en ai envie, alors mon action n’est pas morale, parce que les désirs sont toujours singuliers (ce que je désire n’est pas ce qu’autrui désire), alors que la moralité réclame l’universalité de la maxime. Ce que nous gagnons (la liberté, et d’abord comme capacité à résister à l’impulsion du désir) compense-t-il alors ce que nous perdons, à savoir le plaisir que nous procure la satisfaction du désir lui-même ? Selon KANT, cette satisfaction sensible est toujours illusoire puisqu’il suffit de contenter un désir pour qu’il se déporte sur un autre objet ; en revanche, celui qui agit moralement connaît la seule satisfaction véritable, le contentement moral. Mon devoir n’a rien d’agréable, il vient contredire ma tendance à laisser le désir guider mon action, il vient frustrer la sensibilité même de toute satisfaction. Mais ce faisant, celui qui fait son devoir envers et contre tout d’une part se montre digne de lui-même, et d’autre part peut être satisfait d’une manière qui ne doit rien à la sensibilité : j’ai fait ce qu’il fallait faire, quand bien même je n’en avais pas envie ; dans l’ordre de mes maximes, je n’ai pas laissé les désirs sensibles devancer le respect pour la loi morale ; j’ai trouvé en moi la ressource de dépasser ma sensibilité même : voilà le seul véritable contentement.
II. L’identité des devoirs et des droits
1. Critique de la liberté pratique
Or c’est précisément la conception kantienne de la moralité que HEGEL refuse, ou du moins, plus exactement, qu’il juge insuffisante et partielle. Selon HEGEL en effet, KANT n’a vu qu’un aspect de la vie morale : la vie morale telle qu’elle se présente à la conscience de l’individu, sous la forme d’un impératif ou d’un commandement absolu de la raison qui s’adresse à moi dans l’intériorité de ma conscience sous la forme d’un « tu dois », à savoir le devoir même. Cet aspect de la vie morale, HEGEL le nomme « moralité ». Or KANT a privilégié la « moralité » au point d’en faire le tout de la vie morale, au point d’y ramener l’ensemble de la vie morale de l’individu, en quoi il s’est trompé : même si la « moralité » est un moment de la vie morale, celle-ci ne s’y limite pas.
Il y a en effet un second aspect de la vie morale dont il n’a pas tenu compte, et qui pourtant est plus essentiel ou plus accompli que la « moralité » : c’est la vie morale telle qu’elle se réalise effectivement dans les mœurs et les institutions sociales et politiques de la vie en communauté, celle que HEGEL nomme « la vie éthique » ou « le monde effectif des mœurs ». Ici, la « moralité » kantienne, à savoir l’obéissance à ce que le devoir prescrit, n’est plus qu’un moment subordonné de la vie morale humaine. Plus précisément, la position kantienne n’est que le point de vue abstrait de la subjectivité sur la vie morale, le point de vue de la conscience individuelle face à l’impératif intérieur du devoir, où tout se joue dans le face-à-face de l’individu avec lui-même. La « moralité », c’est la manière dont la morale vient me concerner en tant que simple individu, au sein de ma subjectivité pure et simple, de mon intériorité.
Mais la « vie morale » ne saurait se réduire à ce pur « tu dois » au fond sans effectivité dans le monde, qui demeure une pure exigence abstraite et formelle, et ne fait que souligner à quel point le monde et mon agir ne sont pas ce qu’ils doivent être. Pour faire mon devoir, il faudrait que la maxime de mon action soit parfaitement universelle, mais cela a-t-il seulement été le cas une seule fois ? Après tout, et selon KANT lui-même, il se pourrait fort bien qu’aucune action morale n’ait jamais été accomplie dans le monde.
Mais c’est bien dans ce monde que je vis. Et même quand je ne réponds pas à l’exigence morale du devoir, je ne fais pourtant pas n’importe quoi ni seulement ce que mon désir me porte à vouloir : des règles éthiques régissent mes rapports à autrui, aussi bien au sein de la famille que de la société civile ou de l’État.
On ne peut et on ne doit donc pas se contenter d’adopter sur la vie morale de l’homme le point de vue réducteur et abstrait de la subjectivité individuelle : il y a au contraire pour HEGEL une morale effectivement réalisée dans les mœurs et les institutions, une morale donc qui n’est pas qu’une exigence sans effectivité, mais bien une effectivité concrète, et c’est cela la « vie morale », qui n’est pas seulement un devoir abstrait et formel, mais bien un fait réalisé.
2. Moralité et vie éthique
La morale de KANT est tout entière une morale du devoir, c’est-à-dire d’une exigence abstraite qui n’existe que dans l’intimité de la conscience singulière sans parvenir à se poser dans le monde. En se posant dans l’élément du droit, la vie morale au contraire a l’avantage d’exister réellement : il n’y a pas de liberté effective sans règles de droit, sans institutions posées, par lesquelles des droits vont pouvoir être positivement reconnus et donnés aux individus. Je ne suis effectivement libre que si je suis reconnu comme tel, et c’est précisément ce que fait cette institution qu’est l’État : l’institution étatique actualise ma liberté, elle la rend effective et l’accomplit en me reconnaissant des droits, et pas seulement des devoirs ; le droit, c’est ce qui donne une existence réelle à ma liberté et non ce qui viendrait la limiter en m’empêchant de ne faire que ce que je veux.
Ainsi, dans la « moralité » (celle dont parle KANT), la liberté se manifeste déjà, mais sous une forme abstraite et d’autant plus insatisfaisante pour les individus qu’ils doivent s’y oublier eux-mêmes dans leur particularité pour ne vouloir que l’universel. Autrement dit, l’universalisation de ma volonté dans la liberté pratique se fait au détriment de ma sensibilité individuelle, particulière, dont je dois entièrement faire abstraction (mes désirs ne doivent pas entrer en compte). Mais alors, une dimension de l’homme (sa dimension sensible, sa particularité) est donc tout bonnement sacrifiée, ce pourquoi la liberté dans toutes ses déterminations n’est pas encore pleinement actualisée.
Ainsi, le déploiement de la liberté ne sera complet que si le devoir et le droit se trouvent unis et non séparés, c’est-à-dire aussi si l’universel et le particulier en moi trouvent tous deux à se satisfaire. Pour que la liberté soit pleinement effective, il faut que les individus non seulement répondent à des devoirs universels, mais qu’ils aient des droits en tant qu’individus particuliers ; et pour cela, il faut des règles de droit. Ou encore : droit et devoir procèdent du même principe, et ce principe commun est la liberté personnelle de l’homme, qui exige pour être accomplie et l’un et l’autre.
3. Identité du devoir universel et des droits particuliers
Selon l’opinion commune pourtant, ce qui est un droit pour l’un devient un devoir pour l’autre et, en ce sens, droit et devoir se trouvent dans un rapport réciproque, ou sont des corrélats. Par exemple, mon droit de propriété sur un bien est pour toi un devoir de ne pas te l’approprier, mon droit d’exprimer mon opinion est pour toi un devoir de la respecter, etc. Bref, c’est pour toi le devoir de respecter mon droit.
Or ce n’est plus le cas si l’on se place au niveau de la « vie éthique » et tout spécialement de l’État, car à ce niveau, il y a identité de la volonté particulière et de la volonté universelle, autrement dit identité des intérêts particuliers des individus et de l’intérêt général de l’État.
En tant que membre d’un État en effet, j’ai des devoirs, mais l’État me reconnaît en même temps des droits : j’ai le devoir d’accorder ma volonté particulière aux lois générales (de faire ce que les lois ordonnent), mais l’État reconnaît en même temps l’existence de ma particularité à travers les lois générales (il garantit mes droits en tant qu’individu). Donc, à l’universalisation de ma volonté particulière, répond de la part de l’État une particularisation de l’universel. En tant qu’individu, je dois agir conformément à ce qu’édictent les lois valant pour tous les citoyens ; mais en tant qu’individu, j’ai aussi des droits que l’État a le devoir de faire respecter.
Autrement dit, mon devoir vient coïncider avec mon droit : ainsi, le service militaire par exemple est un devoir pour le citoyen ; mais c’est aussi le droit de voir sa propriété et ses institutions protégées contre les menaces extérieures. De même, les droits du père sur les membres de sa famille sont aussi bien des devoirs envers eux, tout comme pour les enfants, le devoir d’obéissance est leur droit d’être élevés pour devenir des hommes libres.
Ainsi, le devoir et le droit sont dans la même personne identiques en soi ou formellement, mais certes différents par leur contenu : ce n’est évidemment pas la même chose de payer ses impôts (un devoir) et d’être protégé par l’État (un droit) ; mais ce sont là deux aspects inséparables de la réalisation effective de la liberté dans l’État. Au sens strict, le droit et le devoir sont donc foncièrement identiques : l’un ne va pas sans l’autre. Pour avoir des devoirs, il faut aussi avoir des droits : celui qui n’a pas de droits n’a pas non plus de devoirs, et inversement, celui qui n’a pas de devoirs n’a pas non plus de droits ; tel est le cas de celui dont la liberté est niée, à savoir l’esclave. Dans l’identité réelle du devoir et du droit, nous comprenons alors ce que nous avons à gagner à faire notre devoir : l’obtention d’une liberté réelle et concrète, à savoir la reconnaissance par l’État et par autrui de nos droits individuels.
Conclusion
HEGEL a montré que la vie morale effectivement réalisée, ou vie éthique, ne peut s’en tenir au seul point de vue du devoir, comme l’avait cru KANT. Le contentement moral ne saurait suffire à dédommager l’individu de sa renonciation à sa propre singularité (puisqu’il ne fait plus ce qu’il veut, mais ce que le devoir commande universellement). En accomplissant son devoir, l’individu doit également trouver la satisfaction de ses intérêts particuliers, de « sa vie intérieure », bref voir sa liberté individuelle lui être effectivement reconnue : il doit avoir des droits. Faire son devoir, c’est donc avoir droit à ses droits : ici sont réconciliés l’exigence universelle du devoir et l’intérêt particulier attesté par le droit.