Dissertation : Peut-on rester libre et se sentir obligé ?
Mis à jour le vendredi 1er janvier 2016 , par
Introduction
En latin, obligatio désigne une modalité précise de la parole : la parole qui noue un lien, autrement dit la parole que l’on donne à autrui et qu’on ne peut reprendre sans le consentement de l’autre, c’est-à-dire la promesse. C’est cette étymologie qui explique le sens de l’expression selon laquelle on est l’obligé de quelqu’un : quand un homme me rend service, je suis en dette à son égard, je lui dois quelque chose en échange (par exemple, mon aide lorsqu’à son tour il sera dans le besoin). Tant que je ne me suis pas acquitté de cette dette, je demeure son obligé : je lui suis redevable, désormais quelque chose lui est dû. L’obligation est donc un lien qui astreint (si tant est que astringi veut dire « nouer un nœud » en latin), c’est-à-dire qui entrave, qui empêche la liberté de mouvement, d’où le sens moderne que nous donnons à ce terme : obliger, c’est contraindre, mettre quelqu’un dans la nécessité de faire quelque chose. Comment alors pourrait-on tout à la fois rester libre et se sentir obligé ? Car enfin, la liberté ne se conçoit-elle pas d’abord comme absence de contraintes ou d’entraves ? En ce sens, demeurer libre, ce serait d’abord n’être l’obligé de personne, c’est-à-dire s’être libéré de tout engagement et de toute promesse, voire ne pas se sentir obligé par ses promesses passées. Mais ne pas tenir parole, est-ce là le sens de la liberté véritable ? Davantage même : n’avons-nous pas ici trop rapidement replié l’obligation sur la contrainte ? On peut bien me contraindre par force ; est-ce pour autant qu’on m’aura obligé ? En d’autres termes, la contrainte peut bien exiger de moi la soumission, c’est-à-dire l’abandon de ma liberté. Mais si je m’oblige moi-même à tenir parole, si je m’oblige aussi à respecter un commandement que je sais être légitime, aurai-je de ce fait renoncé à ma liberté ?
I. L’absence d’obligations comme illusion de la liberté
L’homme, disait Nietzsche, est un « animal dressé à promettre ». Mais que veut dire promettre ? La promesse au sens propre est un acte de parole par lequel je m’engage pour l’avenir depuis mon présent. Ainsi, quand je promets à quelqu’un de l’épouser l’année prochaine, j’engage par la parole celui que je ne suis pas encore : quand je « pro-mets », je me mets à l’avance, je me projette dans le futur et pour tout dire j’y suis déjà ; et que puis-je donner de celui que je ne suis pas encore, sinon ma parole ? La promesse, c’est donc ce qui est dû une fois dit : promettre, c’est donner sa parole et ne pas pouvoir la reprendre de soi-même. Seul celui à qui j’ai donné ma parole a le pouvoir de me la rendre, et il me la rend lorsque j’ai rempli mes engagements, quand je me suis acquitté de mes obligations envers lui. La promesse inaugure donc ce que Nietzsche nommait « l’implacable logique de la dette » : tant que je n’ai pas tenu parole, tant que je n’ai pas fait ce que j’avais promis à autrui, je suis son débiteur ou son obligé, c’est-à-dire que je suis lié à lui par des liens que je n’ai pas le pouvoir de trancher. Promettre, c’est se sentir obligé, c’est-à-dire accepter de déterminer l’avenir par avance, autrement dit accepter par avance de déterminer le possible : promettre sa main à quelqu’un, c’est du même coup renoncer à épouser toutes les autres personnes, restreindre ses choix et ainsi renoncer à sa liberté.
Être libre, c’est donc ne se sentir obligé par rien, et surtout pas par ses propres promesses : voilà ce dont est convaincu l’homme vivant au « stade esthétique », comme le dit Kierkegaard, stade personnifié par Don Juan. Le séducteur promet à une femme de l’épouser si elle lui cède ; mais comme ce qui l’intéresse, c’est la conquête et non la possession, il ne tient jamais parole. Il avait juré de l’épouser en justes noces, il en avait fait sa promise (si tant est que la justa uxor, c’est la femme à qui l’on a promis le mariage : les justes noces, ce sont les noces qu’on a juré de faire) ; tout cela, il l’avait promis en toute sincérité, parce qu’il pensait l’aimer ; maintenant qu’elle lui a cédé, il ne l’aime plus, et c’est assez pour le faire renoncer à sa promesse. Le temps a passé, je ne suis plus celui que j’étais et qui t’a promis sa main : je n’ai pas à tenir parole parce que je ne suis plus l’auteur de cette parole même. Don Juan est donc l’exemple même d’un homme qui ne se sent obligé par rien et qui justifie son parjure par son désir de liberté : accomplir sa promesse, c’est accepter de laisser le passé déterminer l’avenir, c’est accepter d’être le prisonnier de celui qu’on était peut-être, mais que l’on n’est plus.
Le stade esthétique est donc pour Kierkegaard le stade de l’immédiateté où seul le présent demeure, sans être obligé par le passé et sans s’obliger pour l’avenir. Or le présent est le temps de la jouissance (le plaisir se vit toujours au présent) : c’est parce qu’il fait de la jouissance la seule finalité de la vie que Don Juan refuse de porter le poids d’hier autant qu’il refuse de s’engager pour demain. Au fond, ce qu’il n’accepte pas, c’est la possibilité de choisir elle-même, puisque choisir c’est toujours renoncer (choisir d’épouser une femme, c’est du même coup renoncer à toutes les autres). Pour Don Juan, tout le possible doit demeurer possible, parce que selon lui c’est cela, la liberté. Épouser une femme, c’est renoncer à la possibilité d’en aimer d’autres et par conséquent c’est ne plus être libre. Mais en voulant ainsi demeurer libre de les aimer toutes, Don Juan finit par n’en aimer aucune : il n’aime jamais assez pour être assuré d’aimer toujours, et finalement il n’aime personne, à commencer par lui-même, puisqu’il sombre dans l’angoisse de demeurer à jamais insatisfait.
L’angoisse qui caractérise le stade esthétique est fondamentalement angoisse devant la possibilité : le séducteur oppose à tout choix la possibilité contraire, en sorte qu’il n’a jamais à choisir, à se décider, à s’engager, à tenir parole, à se sentir obligé. On retrouve ici une détermination essentielle que Hegel attribuait au stade terminal de l’art, à savoir l’art romantique. L’artiste romantique, c’est celui qui refuse de laisser sa subjectivité se fixer dans une œuvre dont le destin lui échapperait : il réclame de pouvoir détruire ce qu’il a créé, justement pour n’être obligé par rien de son propre passé. Au nom de la liberté, l’artiste romantique vide en fait l’art de tout contenu et de tout « sérieux » : l’artiste romantique s’érige en divinité géniale et capricieuse, qui refuse de s’effacer devant son œuvre, parce que selon lui c’est sa propre existence, dans sa liberté créatrice, qui est sa plus grande œuvre. Telle est l’étrange figure de cet artiste qui se préfère à son œuvre, qui au nom de sa liberté réclame de pouvoir indifféremment faire ou défaire. Or si je peux indifféremment créer ou détruire, alors ce jeu est vain, et l’existence qui va avec l’est aussi : tout devient vain, tout s’évanouit dans le mouvement qui dissout tout, sauf la subjectivité, qui devient elle-même creuse et vide. Car enfin, si tout est vide sauf moi, alors je vis dans un monde fantomatique où ma liberté même ne fait plus sens. Celui qui considère que rien n’est digne de séjour ou d’attache, celui qui méprise tout enracinement comme restreignant sa liberté, celui-là se meut dans un monde d’une richesse supposée indescriptible, et qui se révèle finalement la plus vide, au désespoir de l’artiste romantique. C’est moi qui l’ai fait, et à cause de cela, je peux le défaire : cette incapacité à s’incarner fait de la vie prétendument la plus riche en réalité la plus misérable. Se réclamer d’un pouvoir de destruction au nom de sa liberté, c’est en fait faire de l’œuvre un vide, et de ma liberté une impuissance à se donner un objet. Car enfin, seul le vide est inépuisable : une liberté qui se construit contre toute obligation s’avère être une liberté vide, une liberté pour rien. L’artiste sera véritablement créateur quand il consentira à laisser l’œuvre à son propre destin, quand il acceptera que son œuvre vaut en un sens mieux que lui-même. Don Juan se délivrera de l’angoisse quand il acceptera enfin d’être l’obligé de ses choix.
II. L’obligation comme fondement de la liberté véritable
Quand Don Juan refuse de tenir parole en affirmant qu’il n’est déjà plus celui qui a promis, que donc sa promesse ne l’oblige en rien, il a en un sens raison : si mon identité m’était donnée d’avance, si j’étais toujours celui que j’ai été, je ne pourrais pas faillir à ma promesse. Ce que le séducteur refuse d’assumer comme telle, c’est donc son identité même : comme le disait déjà saint Augustin, « Deviens ce que tu es » : parce que ce que tu es, tu ne l’es pas encore, tu as à le devenir. Mon identité ne m’est pas donnée d’avance, par exemple à la naissance : elle n’est pas de l’ordre de l’être, mais du devoir-être. Je ne suis moi-même qu’en acceptant de maintenir mon identité dans le temps, c’est-à-dire en tenant parole, en affirmant par ma fidélité à ce qui a été juré que je suis encore celui qui a promis. Ne se sentir obligé par aucun des serments qu’on aurait pu faire, c’est au nom de la liberté renoncer à soi-même ; c’est pour tout dire, faire de la liberté même une chimère vide et vaine, puisqu’il n’y a plus alors de « moi » pour être libre. La liberté se conquiert dans la responsabilité face à soi-même, qui refuse de laisser l’existence s’émietter dans l’instant présent : être libre, c’est se sentir obligé, et d’abord par soi-même. Toute obligation est donc obligation de soi à soi : quand je promets, ce n’est jamais simplement devant autrui que je m’engage, puisque ce que je mets en gage dans la promesse, c’est celui que je serai, dont j’affirme qu’il tiendra la parole qu’à présent je donne.
Là est peut-être l’élément décisif qui nous permet de distinguer l’obligation, qui fonde notre liberté, et la contrainte qui nous la retire : on n’est jamais obligé que devant soi-même, on n’est jamais contraint que par autrui. C’est ce qui explique que Rousseau fasse de l’obligation le fondement de la liberté politique : par le contrat social, chacun s’engage et se lie à tous les autres, chacun devient l’obligé de tous et pourtant demeure « aussi libre qu’auparavant ». Comment cela ? Il suffit pour le saisir de reprendre l’exemple de Rousseau lui-même : si un brigand me menace de son pistolet et me met en demeure de choisir entre ma bourse et ma vie, je lui donnerai sans doute ma bourse ; mais il ne s’agit pas en fait d’un choix, puisque ma décision aura été dictée par la seule contrainte de son arme. S’il la laissait tomber par terre, si je parvenais à la ramasser, lui donnerais-je encore mon argent ? C’est peu probable. Entendons par là qu’un pouvoir illégitime ne pourra obtenir ma soumission que par la force : si je consens alors à me démettre de ma liberté, c’est parce que je n’ai en fait pas d’autre choix que de m’en défaire. Imaginons maintenant un commandement dont je reconnais le bien-fondé et la légitimité, imaginons un pouvoir dont je reconnaisse l’autorité : aura-t-il besoin d’exercer sur moi une contrainte pour que je me soumette ? Certes non : je m’y soumettrai alors, mais de mon plein gré, et voilà toute la différence qu’il y a entre la contrainte qui arrache un consentement forcé et l’obligation qui suppose un consentement volontaire.
Comme l’affirme Rousseau, « on n’est obligé d’obéir qu’aux puissances légitimes » : un pouvoir est légitime quand celui qui s’y soumet le reconnaît être tel, c’est-à-dire se sent obligé de s’y soumettre, et non contraint. Mais alors, comment puis-je me sentir l’obligé d’un tel pouvoir ? La réponse rousseauiste est simple : un pouvoir qui fait obligation est un pouvoir légitime, et un pouvoir m’oblige quand, en m’y soumettant, je ne me soumets en fait qu’à moi-même. Quand le peuple est tout à la fois le sujet des lois et leur auteur, quand la loi est l’expression de la volonté générale, bref, quand le peuple est souverain, il n’obéit qu’à lui-même quand il se conforme à la loi. C’est précisément pour cette raison que les lois obtiennent de lui le respect par obligation et non par contrainte. Je ne respecte pas la loi sous la contrainte d’un tiers : je la respecte parce qu’en la respectant, c’est ma propre volonté que je respecte, et pour tout dire moi-même. Or ne se soumettre qu’à soi-même, là est le véritable sens de la liberté : n’est libre que celui qui se sent obligé de respecter la loi, parce que cette dernière est l’expression de la souveraineté du peuple dont il est membre.
Conclusion
Celui qui ne se sent obligé par rien entre en fait en contradiction avec lui-même : en consentant à promettre, je me suis obligé moi-même à tenir parole, en sorte que refuser de tenir ma promesse, c’est refuser d’assumer ma propre identité. De même, je ne peux sans me contredire réclamer les avantages de la souveraineté et me dispenser des devoirs de l’obéissance : grande toujours est la tentation, dit Rousseau, de « jouir des droits du citoyen sans vouloir remplir les devoirs du sujet » ; mais c’est là la tentation de l’injustice, autant que la ruine de toute liberté véritable.