Dissertation : Notre vision du monde doit-elle quelque chose au langage ?
Mis à jour le vendredi 1er janvier 2016 , par
Introduction
Tout naturellement, nous pensons que le monde est ce qui se trouve simplement « là », ce qui est extérieur à nous. Tout aussi naturellement, nous faisons du langage un moyen d’expression de nos affects, pensées et sentiments ; bref, nous l’entendons comme un instrument de communication et de description du « réel ». En d’autres termes, nous sommes toujours d’abord persuadés que les catégories de notre langage proviennent des articulations entre les choses, par exemple que c’est parce que le monde se répartit en sujets et en prédicats que notre langage articule ses propositions sous forme prédicative (c’est parce qu’il y a des choses comme « la craie » et des qualités comme « être rouge », que je peux formuler la proposition : « la craie est rouge »). Cependant, il suffit d’avoir voyagé un peu pour se rendre compte que les différentes langues ne produisent pas du sens de la même façon, qu’elles ne sont pas attentives aux mêmes articulations, ni aux mêmes différences : certaines peuplades sibériennes, qui disposent de plus de trente termes pour nommer la neige (suivant qu’elle tombe vite, lentement, qu’elle est dure, molle, humide, poudreuse, etc.), perçoivent effectivement trente neiges différentes, là où nous n’en voyons que quatre ou cinq. L’estonien ne distingue pas de genre masculin, féminin ou neutre, en sorte qu’on a peine à y voir un crapaud comme étant plus viril qu’une grenouille – mais la différence entre déclinaison brève et longue est essentielle, alors qu’elle ne signifie rien directement en français.
Les langues indo-européennes comme la nôtre font par exemple un partage marqué entre thème et rhème, c’est-à-dire entre « amour » et « aimer », « pluie » et « pleuvoir », « descente » et « descendre »…, autrement dit entre les termes portant sur des choses ou des substances et les termes portant sur des actions. Or il existe quantité d’autres langages où ce partage ne se fait pas, ou pas de la même façon : ainsi, les langues du groupe austronésien (le futunien par exemple) utilisent la même racine pour désigner le nom et le verbe, et ne distinguent pas « sa descente » et « il descend » autrement que par des mots-outils précisant la fonction du terme. Ainsi, il est douteux qu’on pense les choses exactement de la même façon en futunien et en français. On peut alors se demander si, effectivement, notre vision du monde ne doit pas quelque chose au langage : se pourrait-il que le langage, loin de décrire le monde tel qu’il serait indépendamment de nous, prescrive par avance au réel ses catégories ? Mais alors, y aurait-il encore un monde en soi ? Et si nos règles de langage ne provenaient pas du monde, comment expliquer que certaines propositions ont un sens et non d’autres, bref que tout ne soit pas possible dans une langue ?
I. Le langage est une mise en ordre du monde
Sans doute faut-il commencer par prendre au sérieux la thèse de Rousseau dans L’Essai sur l’origine des langues, selon laquelle les langues humaines sont arbitraires ou « de convention ». Il n’y a aucun rapport entre la chose et le mot qui la désigne, comme au reste l’affirmait déjà Platon dans le Cratyle, sans quoi c’est la diversité même des langues humaines qui serait inexplicable. La même chose peut, selon les langues, être désignée par des noms différents, et il serait illusoire de vouloir ramener cette diversité à une unité en posant qu’il y a toujours une racine commune : certaines langues sont, il est vrai, apparentées (par exemple, toutes les langues du groupe indo-européen) et partagent alors des structures grammaticales ainsi qu’un certain nombre de racines. Mais on ne saurait les ramener toutes à un langage originaire ou « adamique » (pour parler comme Leibniz), langage qui selon la Bible aurait été parlé par Adam avant l’épisode de la tour de Babel et l’éclatement des langues qui en a été la conséquence.
Les langues humaines sont donc des conventions aussi immémoriales qu’injustifiables : il n’y a aucune raison de nommer cet animal « bœuf » plutôt que « Ochse » ou « bullock ». Pour parler comme Saussure, le lien entre le signifiant (le mot) et le signifié (le concept qu’il désigne) est arbitraire. Or, comme l’affirme encore Platon, le nom est « l’organe didactique et diacritique de l’essence ». Ce sont les noms qui nous enseignent (didaskein en grec) les essences des choses : le mot « table » désigne non cette table-ci ou celle-là, mais l’essence de la table, c’est-à-dire ce qui fait qu’une table est une table. Ce sont les noms encore qui nous permettent de distinguer (diakrinein en grec) les essences entre elles. Par conséquent, il y a un rapport entre ce que le langage désigne et ce que nous pouvons penser, d’autant que c’est toujours dans notre propre langue que nous pensons : ce que je ne peux nommer dans ma langue, je ne peux pas non plus le penser, parce que c’est par le mot que l’essence d’une chose devient pensable et distinguable des autres essences.
Nommer, c’est donc regrouper un ensemble indéfinis d’éléments singuliers sous une désignation commune : le mot « arbre » désigne l’ensemble des choses singulières (cet arbre-ci, qui n’est pas celui-là) qui correspondent à l’essence que le mot énonce. Le mot « arbre » ne désigne donc pas tel ou tel arbre, mais l’essence universelle de l’arbre ou son concept. Ici, nous comprenons quelle est peut-être l’une des fonctions les plus fondamentales du langage : non pas communiquer des sentiments ou décrire le monde, mais l’ordonner selon des taxinomies conceptuelles. Les mots sont en fait des catégories qui nous permettent de classer les choses qui nous entourent, de les regrouper en de vastes ensembles : le langage a pour fonction de simplifier le monde en gommant les différences entre les choses singulières, préparant ainsi le terrain pour l’action. Tel est du moins le sens de la thèse de Bergson, selon laquelle les mots sont comme des « étiquettes » que nous collons sur les choses : sans même que nous nous en rendions compte, notre langage classe, trie, distingue, rassemble, bref, ordonne le réel pour en faire un monde, si tant est que le monde (tout comme le cosmos grec), c’est précisément ce qui est beau parce qu’ordonné et non chaotique. Or ces catégories, c’est bien le langage et lui seul qui les institue : loin d’être tirées du monde, ce sont elles qui lui donnent sa forme et sa consistance. Ainsi, il existe des langues pour lesquelles le partage fondamental entre les choses est celui du vivant et de l’inerte ; d’autres pour lesquelles la première des distinctions est celle du comestible et du non comestible. S’il faut par conséquent entendre par « vision du monde » la façon que nous avons de comprendre ce qui nous entoure, alors il est évident qu’une telle vision du monde doit au langage les catégories grâce auxquelles elle trie le réel, le simplifie et le met en ordre. Ceci s’atteste particulièrement dans le fait que les langues humaines n’ont pas qu’une fonction dénotative (le mot « mer » pour désigner le concept d’une étendue d’eau salée), mais également une fonction connotative (le mot « mer » en tant qu’il connote des significations comme : liberté, infini, vacances, mais aussi danger, violence des éléments, etc.). C’est pour cette raison que l’apprentissage d’une langue étrangère nous fait au sens propre changer de monde, et d’abord parce que les partages qu’opèrent les noms, les connotations qui les enrichissent et les symboles dont ils sont porteurs ne sont pas les mêmes d’une langue à l’autre. « La mort » est un terme masculin en allemand (der Tod) : aussi est-elle souvent représentée par un sombre cavalier dans la peinture et la musique allemandes, figurations peu évidentes en français. Ainsi, chaque langue est porteuse d’une vision du monde qui ne nous semble aller de soi que parce qu’elle est contemporaine de notre entrée dans le monde lui-même. Comme le disait l’écrivain Lichtenberg, « le nouveau-né tombe de la lune » : naître, c’est au sens propre venir au monde en provenant d’ailleurs, et notre entrée dans un monde spécifiquement humain se fait par l’apprentissage de la langue, convention première à partir de laquelle toutes les autres pourront par la suite être passées. Cette convention ne nous semble naturelle que parce qu’elle est première, et exactement aussi vieille que notre monde, puisque c’est par elle que nous y venons.
II. Les règles de notre grammaire constituent la signification
Nous n’avons pourtant jusqu’à présent posé le problème qu’au niveau lexical, c’est-à-dire au seul niveau des mots pris isolément. Or le langage humain se distingue des langues naturelles des animaux en ceci précisément qu’il se présente comme une combinatoire, en sorte qu’il nous faut distinguer, comme nous y invitait Aristote, les « significations lexicales » et les « significations selon l’assertion », autrement dit la signification des termes pris non plus isolément, mais dans une proposition signifiante, par exemple un jugement prédicatif du type « sujet est prédicat » (la table est grise, la lumière est allumée, la fenêtre est ouverte). Il s’agit donc ici de considérer les termes selon qu’ils sont pris dans des relations syntaxiques, c’est-à-dire de considérer la grammaire comme ensemble des règles d’après lesquelles une proposition fera ou ne fera pas sens.
La question est alors la suivante : est-ce que ce sont nos règles de grammaire qui prescrivent la signification des mots, ou ces règles ne découlent-elles pas des significations ? Dans le second cas, les règles de la grammaire ne sont pas arbitraires : elles seraient prescrites par avance par la signification lexicale des termes, laquelle serait elle-même comme un objet se tenant derrière le mot. Ainsi, dans cette hypothèse, s’il n’y a aucun sens à dire que « César est un nombre premier » ou que « le rouge est une octave plus haute que le vert », c’est simplement en fonction des significations qu’ont les termes « Jules César » et « nombre premier », « couleur » et « octave ». En d’autres termes, dans cette hypothèse, la structure de la grammaire est dictée par la structure logique du monde lui-même : les mots renverraient à leur sens comme à un objet du monde, et c’est ce sens objectif qui prescrirait par avance quelle combinaison est signifiante et laquelle est dénuée de signification. En d’autres termes, la proposition « cette couleur est une tierce plus haute que celle-ci » ne signifierait rien parce qu’elle viendrait contredire cette structure logique du monde lui-même.
Si cette hypothèse devait se vérifier, alors devraient pouvoir être dégagés des genres d’universaux linguistiques qui nous permettraient d’en déduire la forme logique du monde en lui-même. Or on peut douter de l’existence de telles structures universelles : même la structure prédicative, pourtant fondamentale dans nos langues indo-européennes, n’est pas partagée par toutes les langues. Comme le remarquait le philosophe du langage Strawson, on peut fort bien imaginer une langue remplaçant la structure prédicative (sujet est prédicat) par ce qu’il nomme des « placements de traits » : non plus « ceci est cela », mais « il y a ceci », un « trait saillant » ou « leader » tenant alors le rôle du verbe. Et c’est exactement le cas du futunien par exemple. Sans doute alors faut-il prendre au sérieux la thèse de Wittgenstein sur « l’indépendance de la grammaire », thèse selon laquelle cette dernière serait entièrement « arbitraire » et ne devrait rien à un prétendu monde en soi, existant indépendamment de ce que nous en disons. Selon Wittgenstein en effet, la grammaire logique d’une langue ne se règle pas sur une supposée essence des choses. Bien au contraire : ce sont les objets qui se règlent sur la grammaire de nos « jeux de langage » et c’est précisément ce que donne à comprendre l’allégorie des « corps de signification ». Quand en effet nos pensons que ce sont les significations qui prescrivent ses règles à la grammaire, nous faisons sans le remarquer une double présupposition : d’abord, que nous prenons conscience de cette signification par un acte de l’esprit ; ensuite, que la signification des mots se tient « derrière eux » et renvoie à un corrélat objectif (à un objet du monde existant en soi).
Imaginons maintenant des solides géométriques en verre, parfaitement transparents, et dont une seule face serait peinte (par exemple des cubes). Nous ne verrions donc que des carrés (la surface peinte). Si d’aventure nous voulions ordonner ces carrés, nous nous rendrions vite compte qu’ils ne peuvent pas prendre n’importe quelle position dans l’espace et que nous ne pouvons pas les ajuster comme on veut. On pourrait alors établir des lois exprimant quelles combinaisons sont possibles, et ces lois décrivant les dispositions stables dépendraient en fait de la figure de ces solides que nous ne verrions pas, mais dont nous pourrions déduire la forme. Il en irait de même pour le langage : tout se passe comme si les emboîtements de mots dépendaient de leur signification, qui se tiendrait derrière eux, invisible, et qui devrait être décrite par la grammaire. Les règles de la grammaire seraient alors au langage ce que les propositions de la géométrie sont aux corps : elles en décriraient la structure a priori.
Mais précisément, la géométrie ne décrit pas les figures, elle les constitue ! « L’ensemble des points équidistants d’un centre » n’est pas une définition décrivant le cercle : elle constitue le cercle comme cercle, ce pourquoi d’ailleurs le compas ne fait que matérialiser la définition en la mimant. C’est pour cette raison également qu’un cercle dessiné au compas n’est pas le cercle idéal (ainsi, le trait a une épaisseur) : il n’est qu’une simple illustration de la définition. De même, la grammaire ne décrit pas une sorte d’essence préexistante, une signification des mots existant indépendamment de nos jeux de langage : bien au contraire, les mots dans leurs usages signifiants sont la synthèse de nos règles grammaticales. Ainsi, si je ne peux pas dire qu’une couleur est une octave plus haute qu’une autre ou que César est un nombre premier, c’est bien parce que « quelque chose ne colle pas », mais pas avec une supposée « réalité » : la proposition ne fait pas sens, non parce qu’elle ne serait pas en adéquation avec le réel, mais à cause de l’inadéquation entre deux règles contradictoires, dont elle essaie de faire l’impossible synthèse (à savoir, la règle qui régit l’emploi du mot « César » et la règle qui commande l’emploi de l’expression « nombre premier »).
Nous ne pourrons alors jamais prouver qu’une couleur ne peut pas être plus haute qu’une autre d’une octave en faisant référence à une réalité extérieure, à un « état de choses du monde », tout simplement parce que les énoncés ne décrivent rien du monde, mais énoncent un ensemble de règles de grammaire, qui prescrivent par avance pour un mot quel emploi fera sens et lequel ne fera pas sens. Il n’y a donc pas de « monde en soi » : il n’y a que des jeux de langage, qui font monde. Il serait insuffisant alors de dire que notre vision du monde doit quelque chose au langage : les limites de notre monde sont très exactement ce que nous en pouvons dire.
Conclusion
Nous ne pouvons pas sortir du langage : tout accès au réel, toute « vision du monde » n’a lieu que dans une langue. Cela veut dire d’abord que nous ne pouvons percevoir que ce que nous pouvons nommer. Cela veut dire surtout que la structure logique du monde dépend en fait des structures de notre langage, en d’autres termes que ce sont les règles de grammaire, et elles seules, qui déterminent par avance ce qui aura, ou non, une signification. Telle est la thèse de « l’arbitraire de la grammaire » : il n’y a aucune réalité à laquelle nous pourrions renvoyer nos jeux de langage. Autrement dit, le langage ne renvoie qu’à lui-même et constitue d’avance ce qui pour nous fait monde, c’est-à-dire ce qui pour nous a une signification.
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