Dissertation : Le vivant peut-il être considéré comme un objet technique ?
Mis à jour le vendredi 1er janvier 2016 , par
Introduction
Un être vivant n’est pas un objet technique : les parties du premier se forment les unes les autres, tandis que celles du second sont juxtaposées les unes aux autres. Les dons d’organes et les greffes montrent cependant qu’il est possible de remplacer la partie défectueuse d’un organisme comme la pièce d’une machine. Peut-on, dans ces conditions, considérer le vivant comme un objet technique ?
Il s’agit de savoir si cette comparaison a un sens, en s’interrogeant sur le rapport que l’art et la technique entretiennent avec la nature, pour tracer la frontière séparant le naturel de l’artificiel. L’élevage et la génétique ont fait de certains êtres vivants, qui existaient jadis indépendamment de nous, des produits de notre industrie et de notre technologie. Les fruits que nous consommons, les animaux qui pâturent, notre corps que modifie notre alimentation ou les postures imposées par les machines, n’ont plus rien de naturels et sont, comme les objets techniques, produits par la civilisation.
La science a déplacé la frontière séparant le naturel de l’artificiel. Faut-il maintenir la différence qui existe entre les êtres vivants et les objets techniques ? Les premiers, qui sont des sujets sensibles et conscients, peuvent-ils êtres conçus de la même façon que les seconds, qui sont de simples objets, sans conscience ni sensibilité ? Faut-il porter le même regard sur eux, ou en critiquer l’assimilation pour des raisons éthiques, plutôt que techniques ou biologiques ? L’homme a tout pouvoir sur les objets qu’il crée. Considérer le vivant comme l’un d’eux reviendrait à lui concéder tout pouvoir sur lui. Les hommes prendraient ainsi la place de leur créateur, mais les religions voient dans cette usurpation l’origine du péché et de nos souffrances. La question n’intéresse donc pas seulement la science, l’art et la technique.
Elle a aussi une signification morale et religieuse : avons-nous le droit de traiter les êtres vivants comme de simples objets ? N’avons-nous pas des devoirs envers eux ? Au nom de quoi limiter le bio-pouvoir ?
I. Le vivant et les objets techniques sont à la fois identiques et différents
Aristote distingue radicalement les produits de la nature de ceux de l’art. Les premiers se meuvent spontanément. Ils ont en eux-mêmes le principe de leur mouvement et de leur repos. Ils changent ou se déplacent seuls, tandis que les autres ont besoin d’une cause extérieure pour cela et n’ont pas en eux ce principe. « Chaque être naturel a en soi-même un principe de mouvement et de fixité, nous dit-il, alors qu’aucun produit de l’art ne possède de tendance naturelle au changement. » (Physique, II, 1, 192b 15-20). C’est ce qui différencie la matière inerte de la matière vivante, l’homme qui marche seul et l’automate qu’il faut remonter. Les êtres vivants ont une « âme », un principe invisible de mouvement et de vie qui les anime, tel un souffle, et les fait se mouvoir spontanément à la différence des objets techniques. Aristote ajoute que cette force motrice est aussi formatrice : les parties d’un être vivant ne s’ajoutent les unes aux autres de façon à former progressivement un tout, comme une machine que l’on fabrique en assemblant des pièces. Elles se développent les unes à partir des autres, comme les membres d’un corps en sont issus. Cette remarque fait dire à Aristote que dans le cas de la vie, le tout précède les parties, contrairement à ce qui a lieu dans la fabrication d’une machine. Un être vivant ne se fabrique pas en assemblant des pièces : elles proviennent au contraire de lui. On ne peut donc pas le considérer comme un objet technique, puisqu’il faut renverser le rapport de la partie au tout pour comprendre son développement.
Mais n’est-ce pas aussi renverser l’ordre naturel des choses ? C’est l’avis de Lucrèce qui accuse les théories finalistes de fausser notre compréhension du monde en introduisant les notions de fin et de moyen : « Interpréter les faits de cette façon, c’est faire un raisonnement qui renverse le rapport des choses, c’est mettre partout la cause après l’effet. » (De la nature, IV, 832-834). Il remarque en effet que les notions de cause et d’effet couramment utilisées en mécanique, et celles de fin et de moyen dont se servent les biologistes, peuvent s’appliquer aux mêmes faits, mais en sens contraire. Ainsi, on peut penser que c’est pour marcher que l’on a des jambes, en considérant que le mouvement est la fin, dont nos membres sont les moyens. On comprend pourquoi ces derniers existent dès que l’on considère le but visé : il faut qu’il existe des jambes si l’on veut marcher. L’idée de la fin précède alors celle du moyen, qu’elle justifie, et on la suppose donnée avant celui-ci. Dans la perspective finaliste, c’est donc la fonction, la marche, qui crée l’organe. Mais cette façon de penser renverse l’ordre naturel des choses selon Lucrèce. Dans l’ordre où elles se produisent, on commence en effet par avoir des jambes et l’on ne marche qu’après.
La motricité est un effet dont nos membres sont les causes et l’on va naturellement de la cause à l’effet.
Dans cette perspective mécaniste, c’est l’organe qui crée la fonction, non l’inverse. On comprend ainsi qu’un même événement puisse s’analyser de deux façons différentes, mécaniste ou finaliste. Lucrèce rejette la seconde parce qu’il la juge métaphysique et non scientifique. Elle est contre-nature car elle renverse la chronologie des évènements : la notion de fin utilisée dans ses explications est en réalité l’idée de l’effet qu’elle place avant la cause, pour l’engendrer. C’est l’idée de l’effet, devenant cause de sa cause. Le finalisme met ainsi à l’origine de l’organisation matérielle du monde des objets qui ne le sont pas : il attribue aux idées, qui sont immatérielles et invisibles, le pouvoir d’organiser le visible. Il leur fait précéder les choses alors qu’elles n’en sont que des images, selon Lucrèce. La science, la nature et la raison voudraient donc que l’on n’analyse les êtres vivants qu’en termes de causes et d’effets, sans faire intervenir les notions de fin et de moyen, et que l’on s’en tienne à expliquer comment ils fonctionnent, non pourquoi. Il faudrait donc qu’on les considère comme de simples objets techniques : des mécanismes où la cause produit automatiquement l’effet, sans but ni volonté. Cette conception matérialiste du monde est-elle pour autant incompatible avec la précédente ? Ne peut-on pas les concilier en faisant une analogie entre eux, attribuant à leurs principes et à leurs objets une place différente ? La connaissance du vivant ne progressera-t-elle pas ainsi ?
II. La médecine a progressé en comparant les êtres vivants à des machines
Descartes compare le corps humain à une machine pour faire de la médecine une science. Les sciences et les techniques ne sont pas des fins en soi selon lui. Ce sont de simples moyens qu’il ne faut pas cultiver pour eux-mêmes, mais parce qu’ils sont utiles à l’homme. Il pense en humaniste que l’homme est la seule véritable fin, et présente pour cela la philosophie comme un arbre, dont la métaphysique est la racine, la physique le tronc, la mécanique, la médecine et la morale les branches. Il s’agit d’en cueillir les fruits pour le bien de l’humanité. C’est ce qui lui fait comparer l’homme à un automate. La mécanique est en effet devenue une science depuis que ses principes ont été formulés en langage mathématique. Les lois du mouvement et du repos sont connues des savants de l’époque. Le but de Descartes est d’utiliser cette avancée scientifique pour faire progresser la médecine, encore plus utile aux hommes que la mécanique. Il considère que les lois qui régissent le mouvement des corps animés ne diffèrent pas de celles que suivent les êtres inanimés, car les lois de la nature sont universelles et doivent s’appliquer à tous les corps.
Ce postulat le conduit à développer un modèle mécanique du vivant permettant d’expliquer rationnellement tous ses mouvements, à partir des principes de la physique. Il raisonne pour cela par analogie en tirant les termes de sa comparaison de la science aux ingénieurs de son temps. C’est ainsi qu’il assimile le cœur à une pompe, ses deux cavités à des écluses, les veines à des ruisseaux, les nerfs à des filets, les articulations à des poulies. L’analogie est moins structurelle que fonctionnelle : elle ne prétend pas expliquer la nature des organes, mais leurs fonctions, en identifiant les causes de leurs mouvements. C’est une hypothèse méthodologique dont le philosophe précise les limites. Un corps qui fonctionne comme une machine doit avoir en dehors de lui le principe de son mouvement. Si un ingénieur a dû construire cette machine que son propriétaire doit remonter périodiquement, il doit aussi exister un ingénieur du corps humain et un être utilisant ses multiples fonctions. L’analogie mécaniste a finalement pour corollaire l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme, auxquels souscrit la philosophie dualiste de Descartes. L’âme est selon lui dans le corps comme un pilote de son navire : il l’habite le temps d’une traversée et le commande. Mais ils sont de nature différente. L’âme est une substance pensante, inétendue, tandis que le corps est substance entendue, qui ne pense pas. Le dualisme de l’âme et du corps nous autorise ainsi à considérer le vivant comme un objet technique, tout en interdisant de réduire l’homme à une machine, car il est composé de deux substances, non d’une. C’est la raison pour laquelle Descartes choisit de fonder la médecine sur un principe dualiste, qu’il rappelle dès les premières lignes de son traité : « Ces hommes seront composés, comme nous, d’une âme et d’un corps. Il faut que je vous décrive, premièrement le corps à part, puis l’âme aussi à part ; et enfin que je vous montre comment ces deux natures doivent êtres unies pour composer l’homme qui nous ressemble. » (Traité de l’homme).
L’homme a donc une âme, qui n’est pas un principe de mouvement comme dans l’Antiquité, celui-ci dépendant désormais de la mécanique corporelle, mais de pensée et de jugement. À la différence des vivants qui ne pensent pas, c’est-à-dire de tous les autres animaux, il ne peut donc être considéré simplement comme un objet technique, parce qu’il a une âme. C’est un sujet pensant avant d’être un objet de pensée. Descartes reste ainsi fidèle au principe humaniste qui doit selon lui guider la science, servir l’homme, non l’asservir. Cela lui donne-t-il pour autant le droit d’instrumentaliser les autres espèces vivantes ? Quelles sont les implications pratiques de ce modèle scientifique ? La science, qui décide de concevoir le vivant comme un objet technique, peut-elle s’en servir de la même façon ? Ce qui est théoriquement sensé est-il moralement légitime ?
III. L’humanisme classique n’interdit pas l’« instrumentalisation » du vivant
Kant distingue radicalement les êtres vivants et les machines. Si les différentes parties d’un mécanisme sont faites les unes pour les autres, celles d’un organisme le sont aussi les unes par les autres : un rouage n’en produit pas un autre, ni une montre une autre, tandis que les cellules du corps peuvent se reproduire, comme les corps eux-mêmes. Les machines ont une force motrice, mais seuls les organismes ont aussi une force formatrice. Il ne suffit donc pas de dire que ce sont des êtres organisés pour les définir, car les machines le sont aussi ; il faut ajouter qu’ils s’organisent eux-mêmes à la différence de celles-ci. Cette différence essentielle n’interdit cependant pas de les comparer. Il existe en effet au moins un point commun entre les êtres vivants et les produits de la technique selon Kant : leur forme, l’organisation de leurs parties, leur existence même, contingentes en soi, s’expliquent dès qu’on les rapporte à une fin donnée. Elle les rend nécessaires. On ne s’étonne pas que les différentes parties d’une machine s’adaptent les unes aux autres et qu’elles fonctionnent bien, parce que l’on sait qu’elles ont été conçues à cette fin. De même, la parfaite adaptation des parties du corps entre elles, et de celui-ci à son milieu, s’explique difficilement si on l’attribue au hasard, mais facilement si la rapporte à une fin. Ce n’est pas par hasard que les rouages d’une montre sont faits, mais pour produire et communiquer le mouvement ; de même ce n’est pas par hasard qu’un arbre a des feuilles, mais pour transformer la lumière en énergie. La finalité, c’est-à-dire le rapport d’un objet à une fin supposée précéder son existence, permet ainsi de penser la légalité du contingent : ce qui paraissait irrationnel, extraordinaire et inexplicable, paraît rationnel, nécessaire et conforme à une règle. Les êtres vivants, comme les produits de l’art, ont ainsi en commun le fait de n’être pensables qu’en rapport à une fin. La nature semble avoir un but comme les hommes et c’est ce qui fait dire à Kant que le vivant peut être considéré comme un objet technique, en un sens précis. Il distingue en effet deux types de principes. Les principes transcendantaux ont une valeur objective et sont constitutifs de la nature même des choses. Les principes régulateurs n’ont qu’une valeur subjective et servent à conduire les recherches. On ne peut selon lui considérer le principe de finalité comme un principe transcendantal, car ce serait attribuer à la nature des intentions et s’en faire une représentation anthropomorphique, ou admettre tacitement l’existence d’un Dieu créateur, ce qui relève de la croyance, non de la science. Le principe de finalité, qui affirme que la nature agit d’après des fins, ne peut donc avoir qu’une valeur heuristique : supposer que la nature ne fait rien en vain permet seulement d’orienter la recherche, sans que l’on sache si c’est vrai en soi. « Le concept d’une fin naturelle n’est pas un concept constitutif de l’entendement, nous dit Kant. Mais il peut être un concept régulateur pour la recherche d’après une analogie éloignée avec notre causalité suivant des fins générales. » (Critique de la faculté de juger, II, 1, 65).
On peut donc considérer les êtres vivants comme s’il s’agissait des objets techniques, pour mieux les étudier. Mais cela autorise-t-il les hommes à les utiliser comme des outils ? Kant répond en distinguant deux types de finalités. La première est interne : c’est celle qui existe entre les différentes parties d’un corps, dont les fonctions s’harmonisent parce qu’elles sont mutuellement fins et moyens les unes des autres. La seconde est externe : c’est celle qui unit les règnes de la nature et les différentes espèces, chacune étant le moyen de l’autre et régulant son développement pour maintenant la diversité du tout menace la prolifération d’une seule espèce. Le règne minéral est ainsi le moyen de subsistance du règne végétal, qui est lui-même celui du règne animal, où chaque espèce sert de moyen à l’autre. Toutes sont utiles. Cette succession a cependant une fin selon Kant : la liberté fait de l’homme une fin en soi. On ne peut faire de l’humanité le moyen d’une autre espèce, car cela nierait la liberté humaine. L’homme n’est donc pas qu’une fin naturelle, comme les autres êtres vivants, car il est libre. C’est plutôt la fin de la nature : celle qu’elle vise pour se dépasser, dans la moralité et la liberté. L’humanisme kantien, qui nous demande de faire de l’homme une fin en soi, place ainsi celui-ci au sommet de l’échelle de la création. Il lui subordonne cette dernière. La morale l’autorise à s’accommoder de l’instrumentalisation du vivant, qu’il peut considérer comme un objet technique à de fins scientifiques.
Conclusion
Il semble donc que le vivant puisse être considéré comme un objet technique. Mais ce n’est qu’une analogie. Le principe de finalité établit un rapport ente les organismes et les mécanismes, en disant que les premiers sont, comme les seconds, ordonnés à une fin précise. Si un être vivant n’est évidemment pas une machine, leurs matériaux étant différents, le rapport de leurs parties n’en demeure pas moins identique : elles s’adaptent parfaitement les unes aux autres et au tout. Entre identité et différence, la relation qui unit les êtres vivants aux objets techniques est donc une identité de rapports, non de termes. On peut ainsi travailler sur le vivant comme s’il s’agissait d’une machine : on suppose que la nature agit d’après des fins, comme les hommes, si l’on est partisan de la finalité ; ou l’on pense que les principes de la physique suffisent à expliquer la forme et le mouvement des êtres vivants si l’on est matérialiste. Cette analogie se faisait hier pour des raisons théoriques, dans le but de faire progresser la science. Mais elle se fait aujourd’hui à des fins utilitaires. Nous sommes techniquement capables de traiter les êtres vivants comme des machines, produisant des tissus, ou des organes à prélever pour les implanter ailleurs. Le problème est alors plus moral que scientifique. L’humanisme classique, qui affirme la valeur absolue de la personne humaine, pose ce problème plutôt qu’il ne le résout. L’homme peut selon lui se servir librement des autres êtres vivants, parce qu’il est le seul sujet, libre et conscient. C’est la raison pour laquelle on repense aujourd’hui l’éthique médicale et le rapport de l’homme à la nature. Le vivant, que l’on a comparé à un objet technique à des fins scientifiques, ne doit pas être considéré comme une marchandise à la disposition des hommes, pour des raisons morales.
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