ESPACE
Faire de la philosophie en Guyane

Dissertation : Douter, est-ce désespérer de la vérité ?

Introduction

Douter, c’est d’abord être dans une incertitude telle qu’elle nous fait hésiter sur le parti à prendre ou l’opinion à adopter. Quand je doute, je ne sais que faire ni penser, et mon jugement se trouve suspendu. Tout le temps que dure le doute en effet, ma volonté ne parvient pas à se décider : tant que je ne renonce à aucune des alternatives qui s’offrent à moi, c’est à l’acte même de juger que je renonce. Car enfin, juger, c’est affirmer ou nier, ce qui implique que ma volonté sorte de l’embarras du choix, tranche et se décide. Mais c’est précisément lorsque je veux m’assurer de bien choisir, c’est-à-dire de ne pas me tromper, que le doute s’empare de moi et me paralyse : je retiens mon jugement tant que me font défaut les raisons qui me permettraient de trancher. En ce sens donc, celui qui doute redoute par-dessus tout l’erreur et aspire à être dans le vrai, et c’est précisément parce qu’il ignore ce qu’il en est en vérité qu’il se met à douter. Le doute, loin de nous conduire à renoncer à la vérité, serait au contraire un passage obligé pour celui qui, comme le disait Descartes, refuse de se décider « pour de faibles raisons ».
Cependant, lorsqu’un doute me saisit, je me trouve bien dans une situation telle que ce que je tenais pour vrai se trouve ébranlé : j’étais persuadé que c’était vrai, et je sais maintenant que c’est faux. Qui me dit alors qu’il n’en va pas de même pour toutes mes croyances ? Douter, n’est-ce pas alors désespérer de la vérité, c’est-à-dire désespérer qu’on puisse jamais l’atteindre ?
Mais quand le doute s’installe dans mon esprit, ne suis-je pas précisément en mesure de réformer ma pensée et de me défaire de mon erreur éventuelle, progressant ainsi vers le vrai ? C’est ici que le doute acquiert sa valeur proprement philosophique : d’une hésitation embarrassée dictée par la prudence, d’une incertitude subie qui attend de pouvoir se décider, il est en mesure de devenir non plus passif et indésirable, mais actif, convertissant ainsi le désespoir né de la découverte de l’erreur en quête décidée. En choisissant alors d’abandonner mes vérités et de les mettre en doute, il semblerait que, loin de désespérer d’accéder jamais au vrai, j’emprunte le chemin qui me permette de l’atteindre avec assurance.
Encore faut-il que la vérité ne m’apparaisse pas comme un vain mot, et l’accès à cette dernière comme une impossibilité : si le doute était en effet appelé à se prolonger, alors le désespoir deviendrait plus qu’une étape, car c’est à la vérité elle-même qu’il me faudrait renoncer. Enfin, lorsque le doute s’installe et perdure, lorsqu’il m’amène non pas à peser mon jugement et à examiner la validité de mes raisons, mais à renoncer à tout jugement, n’est-ce pas de la vérité qu’il désespère ? C’est en tout cas ce qu’il conviendra d’examiner.

I. Le doute comme chemin jusqu’au vrai

Si douter, c’est jeter le soupçon sur la validité d’une affirmation ou d’une croyance, alors cela est étranger à ce que Husserl nommait notre « attitude naturelle » : tout naturellement en effet, nous sommes bien plutôt enclins à ajouter foi à ce que nous voyons et pensons. Nos jugements se forment en prenant appui sur l’expérience du monde qui est la nôtre et, dans la mesure où ils prouvent leur efficacité et sont communément partagés, l’idée d’en douter et de suspendre la créance que nous leur accordons ne nous vient pas à l’esprit. Il y a dans cette attitude commune une confiance qui ne fait l’objet d’aucune interrogation, et qui est bien plutôt admise comme un fait allant de soi. Mais qu’est-ce à dire ? Sommes-nous donc si persuadés de détenir la vérité sur le monde qu’il n’y aurait point là matière à plus amples examens et recherches ? Effectivement, mes jugements me semblent prouver assez leur efficace quand j’y conforme mon action, sans qu’il faille chercher à les fonder davantage.
Le problème c’est que, précisément parce que je me soucie ordinairement avant tout d’agir, je ne tiens pas compte de la vérité : convaincu des jugements qui me tiennent lieu de raisons, je ne cherche pas à les démontrer, en sorte qu’il ne s’agit au fond que de préjugés. Rien n’est de ce fait plus douteux que mes prétendues certitudes. Comme je ne les examine pas, si je me trompe, je ne sais jamais que je me trompe : l’erreur se perpétue. Prendre conscience de cette profonde insuffisance objective de nos croyances, en d’autres termes se mettre à en douter, tel est le geste critique par lequel commence toute quête de la vérité. Alors, si « pour les mœurs, il est besoin de suivre quelquefois des opinions qu’on sait fort incertaines, tout de même que si elles étaient indubitables », celui qui désire « vaquer seulement à la recherche de la vérité » doit faire « tout le contraire » et rejeter comme faux tout ce qui pourrait présenter le moindre doute, comme l’affirme Descartes. Le doute ainsi conçu comme démarche méthodique est alors l’acte par lequel je choisis délibérément de renoncer à tout ce que je tenais pour vrai de manière immédiate et non interrogée afin de sonder la solidité de mes croyances et de leur substituer un fondement inébranlable, dont la vérité ne puisse être remise en question. Loin de désespérer de la vérité, par le doute je m’en enquiers. Bien plus, si je veux m’assurer de détenir la vérité, le doute n’est pas seulement un moyen parmi d’autres, mais le seul, absolument nécessaire, qui me permette d’arriver à cette fin.
Comment, en effet, départager le vrai du faux et le douteux du certain si je ne soumets pas mes propositions à l’examen ? Car enfin, qu’est-ce qui me prouve que mes pensées et mes perceptions elles-mêmes sont vraies ? Qu’est-ce qui me prouve finalement que je n’ai pas affaire depuis toujours à un « songe bien lié » qui n’a pas plus de vérité que le contenu de mes rêves ? Aussi faut-il douter de tout, mais seul ce doute hyperbolique permet selon Descartes de dégager l’indubitable : au moment même où je me prends à douter de tout, je suis certain d’exister en tant que chose qui doute, car pour douter il faut être. La certitude du cogito vient donc mettre fin au doute et donne à la construction du savoir un fondement indubitable. Ainsi donc, dans sa détermination cartésienne, le doute n’est pas désespérant, en ceci précisément qu’il est provisoire : il s’agit de douter pour écarter une bonne fois tout ce qui est douteux et reconstruire l’édifice des savoirs sur des fondations certaines.
Le doute est donc l’étape nécessaire de la fondation des savoirs : il n’a de sens qu’en tant qu’étape nécessaire certes, mais ponctuelle. C’est même à cette condition expresse qu’il ne conduit pas à désespérer de la vérité, mais bien s’assurer que nous possédons au moins une certitude absolue, à partir de laquelle il sera possible de tout reconstruire.

II. Le doute sceptique comme désespoir

On peut cependant retourner ce constat : si Descartes fait du doute autre chose qu’une source de désespoir, c’est précisément parce qu’il en fait une étape provisoire, en d’autres termes parce qu’il pose que nous avons effectivement accès au moins à une vérité mettant fin au doute, lequel a justement permis de la manifester comme indubitable. Or, même si l’on peut bien admettre la certitude du cogito, puisque le fait même d’en douter ne fait que la renforcer (plus j’en doute, plus il est sûr que je doute, et que j’existe), cette vérité est somme toute bien pauvre : elle me réduit à n’être assuré que de ma propre existence et me conduit ainsi au solipsisme. Puis-je donc en tirer quoi que ce soit d’autre sans que rien ne puisse m’être objecté ? Les sceptiques répondent à cette question par la négative et ne manquent pas d’arguments pour démontrer que l’homme, dès qu’il prétend juger sur le monde, ne peut jamais être assuré d’énoncer une vérité. En cela, ils ne font que se fonder sur un constat que tous nous pouvons faire : si les choses m’apparaissent ainsi, elles apparaissent autrement à autrui. L’eau dans laquelle je me baigne me semble tiède, mais à un autre elle paraît froide. Tel argument me paraît convaincant, mais ne persuade en rien mon interlocuteur. Les philosophes eux-mêmes semblent incapables d’accorder leurs doctrines et, pour reprendre un mot de Kant, la philosophie ressemble à un Kamfplatz, un véritable champ de bataille. Qu’il faille examiner nos croyances immédiates, tous l’accordent, mais sur le point de savoir ce qui peut être tenu pour vrai, tous divergent. Qui commence à douter semble ne plus pouvoir s’arrêter, et ainsi désespérer de posséder un jour la vérité.
Selon les sceptiques en effet, nos sens sont peu fiables, et nul n’est assuré que son impression subjective lui permet d’inférer une qualité réelle de l’objet. Nos raisonnements eux-mêmes posent problème : tout doit être prouvé et démontré, voilà l’exigence de la raison quand elle veut s’assurer de ce qu’elle prononce. Comment alors ne pas tomber dans une régression à l’infini, toute preuve exigeant elle-même sa preuve, et ainsi de suite ? Et si l’on veut échapper à une telle régression, qui nous condamne à désespérer de jamais rencontrer de fondement premier à nos connaissances, il nous faudra nous arrêter quelque part, mais ce ne pourra être alors que sur une hypothèse non prouvée. Si d’aventure nous entendons échapper à cette objection et prouver notre hypothèse, c’est alors la démonstration circulaire ou diallèle qui nous guette, où l’on prend comme preuve du principe ce qui en est la conséquence. Tels sont du moins les arguments que Sextus Empiricus, dans les Esquisses pyrrhoniennes, oppose à toute démarche de connaissance.
La conclusion s’impose d’elle-même : aucun jugement ne peut l’emporter sur un autre, car tous sont de même valeur et tout autant indécidables. C’est la thèse de l’isotonie des jugements. Si donc la vérité existe, ce qui en soi-même est douteux, elle n’est en tout cas pas accessible à la raison humaine sans qu’il y ait là rien encore à espérer. La seule attitude raisonnable que l’homme puisse alors adopter, c’est la suspension du jugement ou « époché », et ce non pas, ainsi que Descartes, sur un mode provisoire, car cela présupposerait que le doute pût être résorbé, mais sur un mode définitif : puisque nul jugement ne peut jamais faire la preuve dernière de sa vérité et que tous se valent, abstenons-nous de rien décider sur le monde.
Mais alors, si l’on suit Pyrrhon d’Élis, il ne nous reste plus qu’à nous taire et à désespérer en silence. Entre les dogmatiques comme Descartes, qui prétendent pouvoir mettre définitivement fin au doute, et les sceptiques, qui en font un état permanent, n’y a-t-il cependant pas de position tierce ? Peut-être nous faudrait-il prendre au sérieux ce que Hegel nous dit de l’expérience du doute dans la Phénoménologie de l’esprit, qui fait du désespoir un moment nécessaire, mais provisoire, dans la quête de la vérité.

III. L’expérience de la vérité comme dépassement du désespoir

Ce que je crois être vrai, je n’en doute pas. Aussi la découverte d’une erreur vient-elle toujours m’ébranler dans mes certitudes : j’étais persuadé que cela était vrai et je découvre que c’était faux. Je subis alors l’épreuve du doute, et la subis nécessairement : et si tout ce que je crois encore vrai était également faux ? Après tout, ce qui à présent m’apparaît comme une grossière faute de jugement, j’y ai cru sans l’ombre d’un doute. Qu’est-ce qui me prouve alors qu’il n’en va pas de même pour tout le reste de mes croyances ? Aussi l’épreuve du doute (Zweifel) me conduit-elle au désespoir (Verzweiflung), car je désespère de pouvoir enfin me reposer sur une certitude. L’expérience de l’erreur est donc en soi désespérante, et c’est à ce désespoir que s’en tiennent les sceptiques, qui affirment que la vérité est à jamais hors de notre portée.
Mais n’est-ce pas mécomprendre ce qu’est véritablement l’expérience de l’erreur ? On l’a dit : quand je me trompe, je ne sais justement pas que je me trompe, sans quoi je me corrigerais de moi-même, en sorte que je ne me tromperais jamais. Alors, dans l’erreur, l’erreur n’apparaît pas pour ce qu’elle est (une erreur), mais bien pour ce qu’elle n’est pas (une vérité), en sorte qu’au moment où j’y crois, l’erreur n’est pas expérimentée comme erreur, et voilà ce qui nous donne des raisons de douter. Cela ne doit cependant pas nous amener à désespérer sans remède : car enfin, quand j’expérimente l’erreur comme erreur, c’est-à-dire quand je m’en déprends parce que je n’y crois plus, j’expérimente alors précisément l’erreur en sa vérité, qui est d’être une erreur. L’expérience de l’erreur, c’est donc l’expérience de la vérité de l’erreur, et voilà ce qui s’impose à moi au cœur même du doute le plus absolu et le plus désespérant : une chose est absolument vraie, c’est que ce que je croyais vrai est en fait faux.
Ici, sceptiques et dogmatiques sont renvoyés dos à dos, parce que ni les uns ni les autres n’ont compris l’essentielle co-appartenance de l’erreur et de la vérité : l’expérience de l’erreur est expérience de la vérité, parce que l’expérience de la vérité est toujours expérience de la vérité de l’erreur. Parvenir à la vérité de l’erreur, en d’autres termes, c’est l’expérimenter pour ce qu’elle est, c’est-à-dire en faire l’expérience comme erreur à laquelle on ne croit plus, et en quoi on ne peut plus croire. Il serait illusoire alors d’espérer, à la manière des dogmatiques, que nous pourrons un jour nous épargner le doute et le désespoir qui l’accompagne : notre chemin vers la vérité est un « chemin de croix », où chaque erreur qui apparaît comme telle amène la conscience à se déchirer et à renoncer à une partie d’elle-même (je ne suis plus celui qui croyait que c’était vrai). Mais pareillement, les sceptiques ont tort quand ils prétendent faire du doute un état définitif : il y a quelque chose d’absolument certain, à savoir que je me trompais quand je prenais cette erreur déterminée pour une vérité. En d’autres termes, et pour parler comme Hegel, l’erreur est bien une négation de la vérité, mais une négation déterminée (c’est toujours de cette erreur qu’il s’agit). Le doute opère la négation de cette négation, c’est-à-dire qu’il produit une positivité, à savoir une vérité (il est vrai que c’était faux). C’est par conséquent au moment même du doute, au cœur même du désespoir, que nous comprenons que la vérité est déjà là, que nous y sommes, qu’il n’y a donc pas de raison d’en désespérer.

Conclusion

Nous en sommes venus à renvoyer l’un à l’autre deux usages excessifs du doute : l’un, l’usage dogmatique, péchait par trop de confiance ; l’autre, l’usage sceptique, par trop de défiance. Certes, le doute ne serait pas une épreuve s’il ne s’accompagnait de désespoir. Mais c’est au cœur même de ce désespoir, au cœur même de l’expérience de l’erreur, que la vérité se manifeste à nous. Il n’est pas douteux que je me trompais : voilà qui est certain, voilà qui est un savoir incontestable. La vérité n’est pas ailleurs, la vérité n’est pas inaccessible : elle est présente absolument chaque fois qu’une erreur se dénonce comme telle, et voilà qui doit nous conduire à dépasser le désespoir.


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