Dissertation : Dépend-il de nous d’être heureux ?

Mis à jour le vendredi 1er janvier 2016 , par Boris Debot

Introduction

« Que le monde est mauvais, c’est là une plainte aussi ancienne que l’histoire, et même que la poésie plus vieille encore » : tel est le constat désolé par lequel Kant ouvrait La Religion dans les simples limites de la raison. Le monde est mauvais : celui qui a des principes est le dindon de toutes les farces, celui qui ne s’embarrasse pas de scrupules est promis à toutes les réussites. Davantage même : quand il n’est pas persécuté par les méchants que sa seule présence insupporte, le juste voit le sort s’acharner sur lui, alors que le coupable semble jouir en toute quiétude du fruit de ses crimes, impuni, heureux, récompensé même. À la fin de Madame Bovary, Monsieur Homais, qui allie avec un talent rare la stupidité crasse et la mesquinerie sans frein, reçoit la « croix d’honneur » tandis que, dans la Bible, Job est la proie de tous les malheurs alors qu’il a toujours été honnête, prudent et bon. Tout se passe donc comme si le bonheur ne dépendait que des caprices de la fortune, qu’il n’était la récompense ni de la vertu, ni même de la sagesse, tout au contraire : non seulement les coups du sort frappent indistinctement les bons et les méchants, mais il semblerait que la fatalité prenne un malin plaisir à s’en prendre à ceux qui précisément le mériteraient le moins. Et après tout, quoi d’étonnant ? Étymologiquement, le bonheur, c’est ce qui « tombe bien », ce en quoi le hasard fait bien les choses : en ce sens, l’homme heureux ne le serait jamais que par chance, sans qu’il ait rien fait pour le mériter, parce que le bonheur, contingent par nature, ne dépendrait que des circonstances sur lesquelles notre volonté n’a nulle prise. Tout le problème vient alors de ce qu’il constitue, à n’en pas douter, ce que les morales antiques nommaient le « souverain bien », le bien suprêmement désirable, le but ultime de toutes nos actions : si nous désirons quelque chose, c’est à l’évidence parce que nous espérons que cela nous rendra heureux, en sorte que le bonheur semble être la fin dernière que nous poursuivons tous, fût-ce selon des voies différentes. Mais alors, suffit-il de nous en remettre à la fortune en espérant que les circonstances nous seront favorables ? Car enfin, penser qu’il ne dépend pas de nous d’être heureux, n’est-ce pas dire que la vie humaine est incapable, par ses propres forces, de rencontrer ce que pourtant elle recherche par-dessus tout, et ainsi réputer d’avance vains tous nos efforts ? D’un autre côté, si tout en dépendait, pourrions-nous seulement expliquer ce qui semble être une présence irréductible du malheur, puisqu’il suffirait de le vouloir pour être heureux ? Pouvons-nous en d’autres termes dire que l’homme malheureux n’a finalement que ce qu’il mérite ? La question qui d’abord se pose, c’est donc celle du rapport entre bonheur et sagesse : l’homme sage peut-il raisonnablement espérer être heureux, si du moins il fait tout ce qu’il faut pour l’être ? Et d’autre part, que faire des figures du méchant récompensé et du juste persécuté ? Ici, la question est celle du lien unissant bonheur et vertu : suffit-il de s’efforcer d’être vertueux pour rencontrer le bonheur et, inversement, l’homme qui a sombré dans l’indignité morale peut-il connaître un bonheur véritable ? Car enfin, si la vertu devait nous vouer à la souffrance, si la sagesse devait être incapable de nous donner ce que pourtant elle nous promet, à quoi bon s’efforcer d’être prudent et pourquoi essayer d’être moral ?

I. La sagesse consiste à faire dépendre de nous le bonheur

Le bonheur, avons-nous dit, constitue le souverain bien ou la fin ultime de nos actions : voilà l’affirmation commune à toutes les doctrines de l’Antiquité – et elle semble dictée par le bon sens. Comment faire alors pour atteindre notre but si nous ne voulons pas que les caprices de la fortune dictent seuls notre sort ? Comment, en d’autres termes, parvenir à la vie heureuse ? Nous connaissons tous des instants de plaisir, mais le plaisir est ponctuel, alors que le bonheur réclame la durée. La question est donc bien la suivante : comment donner au plaisir un temps excédant celui de l’instant ? La réponse épicurienne est simple : il faut et il suffit d’écarter de l’âme tout ce qui la trouble, car s’il ne reste qu’une suite continue d’instants plaisants, alors nous atteindrons un bonheur durable. Or, pour Épicure, cette possibilité est toujours offerte à l’homme, pour peu qu’il soit assez sage : il faut seulement nous laisser guider par la sensation, qui est le seul critère absolument fiable du bon et du mauvais. C’est elle en effet qui nous indique ce qu’est le plaisir : non pas une quantité, mais bien une qualité, qui comme telle n’est pas susceptible de degré, de plus ou de moins. Soit la sensation est plaisante, soit elle ne l’est pas, sans qu’il y ait d’entre-deux possible. Or si le plaisir est un concept univoque, il n’en va pas de même des désirs, et c’est précisément leur rapport au plaisir qui va permettre de les différencier : certains désirs sont faciles à satisfaire, donc procurent un plaisir qu’il est aisé d’atteindre. Certains voient leur satisfaction dépendre des circonstances extérieures et sont alors des promesses de trouble. Certains enfin sont voués à l’illimité, parce que comme tels inextinguibles, et n’amènent de ce fait que de l’insatisfaction, donc du déplaisir. On aura ici reconnu la tripartition épicurienne des désirs, selon qu’ils sont naturels et nécessaires (boire lorsqu’on a soif, manger lorsqu’on a faim…), naturels et non nécessaires (rechercher le confort, par exemple une nourriture savoureuse), non naturels et non nécessaires (désirer la gloire, la fortune, l’immortalité…). Le dernier genre de désirs n’a pas la sensation pour principe, mais l’imagination, et c’est pourquoi ces désirs ne sont pas naturels : c’est en fait la crainte des dieux et la peur de la mort qui nous font désirer la célébrité ou la fortune. C’est parce qu’il a peur qu’il ne reste rien de lui après sa mort que l’insensé désire la célébrité. Or la mort n’est pas à craindre, précisément parce qu’elle signe la désunion définitive de l’âme et du corps, en sorte qu’il n’y a pas à se soucier d’une renommée posthume dont nous ne serons par définition jamais les témoins. Mais précisément, parce qu’ils reposent sur les peurs de l’imagination, ces désirs sont infinis : celui qui veut le pouvoir ou l’argent n’en aura jamais assez pour apaiser ses craintes, parce qu’il cherche l’apaisement au mauvais endroit. Le sage au contraire sait que le plaisir est, ou n’est pas. Ainsi, les désirs illimités ne sont qu’une source de trouble et compromettent notre bonheur : il faut les proscrire. Les désirs naturels mais non nécessaires ne procurent pas davantage de plaisir que les désirs simples : lorsqu’on a soif, il n’est pas plus plaisant de boire du vin que de l’eau. Certes, ces désirs ne sont pas en soi mauvais puisqu’ils peuvent être source de satisfaction réelle, mais ils nous font dépendre des circonstances que nous ne maîtrisons pas. Qu’un revers de fortune en effet me prive de mes biens, et je serai alors incapable de satisfaire mes appétits de luxe ou de confort, en sorte que je connaîtrai à nouveau du déplaisir. Voilà donc ce que nous recommande la sagesse : il faut nous en tenir aux désirs naturels et nécessaires en se convainquant que les dieux ne sont pas à craindre (ils ont autre chose à faire que de s’occuper de nous), que la mort n’est pas à redouter (puisqu’elle est destruction de la sensation, nous ne la sentirons par définition jamais), que les maux sont faciles à éviter et les biens faciles à acquérir (puisqu’il suffit de trier nos désirs). Ainsi, les épicuriens identifient sagesse, plaisir et bonheur : le sage est celui qui, par l’attention portée à la conduite de sa vie, a fait en sorte d’être durablement heureux, en sorte que la récompense de sa vertu se trouve immédiatement en cette vie même, par l’obtention d’un plaisir excédant la ponctualité de l’instant.
Sans doute le sage épicurien, en se contentant de peu et en se réjouissant des plaisirs simples, fait-il tout pour être heureux. Cela suffit-il cependant à garantir qu’il le soit ? Certainement pas : même en faisant de notre mieux, nous pouvons faire les frais de l’adversité et être les victimes de circonstances défavorables venant troubler notre sérénité. Ainsi, et même s’il sait qu’il vaut mieux éviter de se mêler des affaires publiques (puisque seul l’insensé recherche le pouvoir), le sage peut toujours être la victime du tyran, qui jalouse son bonheur. Comme tout homme, il peut endurer la maladie, les guerres, la famine, les catastrophes de la nature, autant d’événements face auxquels il est impuissant. L’identification du bonheur et du plaisir est donc problématique, puisque le plaisir, tributaire des sensations, ne dépend pas en fait de nous : il ne dépend pas de moi d’être malade ou de souffrir, comme il ne dépend pas de moi d’avoir faim ou froid. Tel est bien le sens de la critique stoïcienne : si nous voulons connaître un bonheur durable, alors il faudra faire en sorte de l’arracher aux circonstances sur lesquelles notre volonté n’a aucune prise. Ici, le partage ne passe plus entre les désirs faciles à satisfaire et ceux qui ne le sont pas, mais entre ce qui est en notre pouvoir et ce qui ne dépend pas de nous.
Ce qui ne dépend pas de moi, c’est tout ce qui excède les puissances de ma volonté : il ne dépend pas de moi qu’il fasse beau ou froid, comme il ne dépend pas de moi d’être malade ou en bonne santé. Il ne sert à rien de vouloir que ce qui ne dépend pas de moi soit ainsi ou autrement : autant souhaiter s’élever dans les airs en battant des bras. En voulant ce qui ne dépend pas de lui, le fou ou l’insensé se livre pieds et poings liés à l’insatisfaction, à la colère et pour tout dire au malheur. Le sage, au contraire, c’est celui qui apprend à n’appliquer sa volonté qu’à ce qui est effectivement en son pouvoir. Mais alors, qu’est-ce qui dépend de moi ? La réponse stoïcienne est simple : il dépend de moi de faire bon usage de ma volonté. En d’autres termes, il dépend de moi de ne pas vouloir ce qui ne dépend pas de moi. Il ne dépendait pas d’Épictète d’être esclave, ni d’avoir un maître qui prenait plaisir à le torturer. Ce qui dépendait de lui en revanche, c’était de rester parfaitement maître de lui-même, en demeurant entièrement indifférent à tout ce qui n’était pas du ressort de sa volonté. Ainsi, selon les stoïciens, toutes les circonstances extérieures doivent être tenues pour indifférentes puisqu’il ne sert à rien de vouloir qu’elles soient autrement qu’elles ne sont : pauvreté ou richesse, santé ou maladie, et même plaisir et douleur, tout cela est pour le sage parfaitement équivalent, car il n’y peut rien. Or cette indifférence est toujours en notre pouvoir : on l’a dit, l’usage de notre volonté ne dépend que de nous. Par conséquent, celui qui, à force d’exercices, sera parfaitement capable de ne pas vouloir ce qui est autrement qu’il n’est, d’accepter tel quel ce qui ne dépend pas de lui, celui-là sera parvenu à une réelle maîtrise de soi, qui est vertu, et qui seule procure un bonheur durable. Car enfin, puisque ce qui ne dépend pas de nous n’en dépend pas, précisément, la seule solution est de n’en pas faire dépendre notre bonheur, en tenant ces circonstances très exactement pour rien. Ainsi, les stoïciens quant à eux identifient bonheur et vertu : l’homme vertueux, parfaitement maître de lui, tirera son bonheur de cette vertu même, sans plus dépendre des circonstances, ce pourquoi on peut être, selon eux, parfaitement heureux en train de rôtir vivant dans le taureau d’airain où le tyran Phalaris jetait ses opposants : si vous n’y êtes pas heureux, c’est que vous n’êtes pas encore parvenu à être indifférent au plaisir et à la peine, donc que vous n’êtes pas maître de votre volonté et que vous manquez de vertu. Quoi d’étonnant alors si vous êtes malheureux ?

II. La vertu comme cause du bonheur

Il revient à Kant d’avoir dépassé l’opposition entre épicuriens et stoïciens en montrant qu’il s’agissait d’une contrariété, et non d’une contradiction. Deux propositions contradictoires ne peuvent être en même temps ni toutes les deux vraies, ni toutes les deux fausses : « cette table est grise » et « cette table est non grise » sont deux propositions qui s’excluent l’une l’autre. Dans le cas de la contrariété en revanche, les deux jugements peuvent être en même temps faux : « toutes les Anglaises sont rousses » et « aucune Anglaise n’est rousse » sont deux propositions contraires et non contradictoires, qui sont par ailleurs fausses. Ici, stoïciens et épicuriens se trompent tout autant, même si leur erreur est symétrique : en identifiant le bonheur au plaisir, les épicuriens nous traitent comme des êtres réduits à leur seule sensibilité, ce que nous ne sommes pas. En identifiant le bonheur et la vertu, les stoïciens font comme si nous étions des êtres de pure raison, indifférents au plaisir et à la peine, ce que nous ne sommes pas davantage. L’homme, aime à répéter Kant, est un être « fini et raisonnable », à la fois doté d’une sensibilité et d’une raison. Il faut alors repenser le lien unissant vertu, plaisir et bonheur.
Qu’est-ce alors que le bonheur ? Un « idéal de l’imagination », c’est-à-dire l’idéal d’une satisfaction intensive, extensive et protensive de nos inclinations (voir le plus possible de nos désirs satisfaits le plus intensément possible et le plus longtemps possible). Il s’agit d’un idéal, car si la raison peut me dire comment je dois procéder pour satisfaire un désir particulier, elle ne saurait déterminer comment les satisfaire tous. Au mieux peut-elle effectivement me déconseiller de faire ce qui me rendra à coup sûr malheureux (par exemple en évitant les désirs illimités). Mais éviter un malheur certain, cela ne suffit pas à faire notre bonheur, si tant est qu’il ne suffit pas de ne pas être malheureux pour être véritablement heureux. Il y a donc dans le bonheur quelque chose qui effectivement ne dépend pas de nous, une contingence irréductible qui en fait autre chose qu’un pur effet de notre volonté : je puis fort bien faire tout ce qu’il faut pour être heureux et être en bute à l’adversité des circonstances.
D’autre part, parce que nous sommes aussi des êtres de raison, le bonheur comme souverain bien ne peut être réduit à la seule satisfaction de nos désirs ou inclinations sensibles : un bonheur dont la vertu ne serait pas la cause ne serait pas un bonheur véritable et n’aurait en fait aucune valeur, parce qu’il viendrait contenter certes en nous la sensibilité, mais pas la raison qui nous commande d’être vertueux. C’est pourquoi, comme le remarquait déjà Aristote, ceux qui ont sombré dans l’indignité ne sont heureux qu’en apparence : s’ils étaient véritablement heureux, ils ne chercheraient pas les honneurs ou le pouvoir, ils n’auraient nul besoin de s’entourer d’une cour de flatteurs. Pour connaître un bonheur véritable, il nous faut donc agir conformément à ce que la raison prescrit, c’est-à-dire faire notre devoir. Mais précisément, le devoir nous ordonne d’agir par pur respect pour le commandement moral, sans aucune considération pour nos intérêts ou nos inclinations sensibles. Comme le dit Kant, il faut « humilier » en nous la sensibilité. Ainsi , l’homme vertueux, parce qu’il fait passer son devoir moral avant la satisfaction de ses désirs, semble compromettre son bonheur lui-même. Mais penser ainsi, c’est ne pas comprendre que l’obtention du bonheur ne dépend pas de nous : ce qui en dépend en revanche, c’est de nous en rendre dignes en agissant moralement.

Conclusion

Il ne dépend pas de nous d’être heureux : non seulement les circonstances sont indépendantes de notre volonté, mais surtout, en ce monde, cette synthèse de la vertu et du plaisir qui constitue le souverain bien ne va pas de soi. Ce qui dépend de nous en revanche, c’est de faire de notre espérance en un bonheur futur quelque chose de rationnel : rends-toi digne de ce que tu espères, fais ton devoir moral, et tu auras alors des raisons d’espérer. Il ne s’agit ni d’attendre passivement que le bonheur me tombe dessus, ni de croire naïvement pouvoir le produire par le seul effort de ma volonté : il faut faire en sorte que l’espérance qui est la nôtre ne soit pas absurde. Car comme l’affirmait Héraclite, « sans l’espérance tu ne rencontreras jamais l’inespéré, qui est lointain et inaccessible ».


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