Dissertation : Avons-nous besoin d’autrui pour avoir conscience de nous-mêmes ?

Mis à jour le vendredi 1er janvier 2016 , par Boris Debot

Introduction

La vie humaine laisse peu de place à la solitude : nous sommes sans cesse accaparés par les préoccupations qu’entraînent les obligations sociales et la présence des autres, et de ce fait constamment détournés de nous-mêmes. La solitude, dans la mesure où nulle parole et nul regard extérieur ne viennent y requérir notre attention, serait alors ce moment privilégié où, dans le recueillement, nous pourrions enfin nous retrouver. Certes, on peut fort bien être seul et penser à tout autre chose qu’à soi ; il n’en reste pas moins que la solitude, en nous isolant du bruit et de la fureur du monde, facilite par là même le retour à soi – retour dont elle serait, pour ainsi dire, la condition nécessaire, quoique non suffisante. « Retourne à toi-même, car c’est dans l’homme intérieur qu’habite la vérité », affirmait saint Augustin : l’absence d’autrui est un moment nécessaire à la connaissance de soi. Je suis en effet, pour reprendre une autre formulation augustinienne, tout à la fois « le plus proche et le plus éloigné de moi-même » : seul à savoir qui je suis, j’ai pourtant à le découvrir, précisément dans le recueillement et l’introspection.
Cependant, autre chose est de dire que nous n’avons peut-être pas besoin d’autrui pour parvenir à la connaissance de soi, autre chose de soutenir que la solitude est nécessaire à la prise de conscience de soi : car enfin, avoir conscience de sa propre existence, exister et savoir que l’on existe, ce n’est pas la même chose que savoir qui l’on est, c’est-à-dire se connaître soi-même. Peut-être alors est-ce dans l’absence des autres qu’on parvient à la connaissance de soi mais, pour autant, n’avons-nous pas besoin d’autrui pour avoir conscience de nous-mêmes ? En d’autres termes, puis-je avoir conscience de ma propre existence dans la solitude, voire le solipsisme ?
Telle est, en tout cas, la position de Descartes : si, dans ma quête d’une vérité indubitable, je m’isole du monde et suspends jusqu’à ma croyance en son existence, c’est bien dans un acte solitaire qu’est rendue possible la pure présence de soi à soi, dans l’intuition du « je pense » dont la possibilité fonde toutes les autres. Davantage même, cet acte est solipsiste : il ne s’agit pas seulement de dire que je n’ai pas besoin d’autrui pour prendre conscience de moi, il faut soutenir que je n’ai besoin de rien d’autre que de moi-même, et pas plus d’autrui que du monde. Pour autant, cela signifie-t-il qu’autrui soit absent de la solitude où je me pense ? Que dans l’isolement où je peux choisir de me retirer il soit de fait physiquement absent, cela ne signifie point qu’il ne hante pas le dialogue intérieur que je me tiens silencieusement à moi-même : n’est-ce pas encore, en effet, dans le langage de la communauté que « je pense », et me pense, dans ce langage autrement dit que je parviens à la certitude de ma propre existence ? Au reste, est-il bien certain que la conscience soit, comme le pose Descartes, une substance capable de se saisir d’elle-même indépendamment de tout le reste ? Puis-je prendre conscience de moi, quand bien même le monde devrait être tenu pour une vaine chimère qui n’aurait pas plus de réalité que « les illusions de mes songes » ? À moins qu’il ne nous faille admettre que ce monde, tel que le travail humain l’a modifié, nous offre un miroir indispensable à la conscience de soi. Mais, dans ce cas, une telle prise de conscience ne saurait se faire sans autrui, impliqué comme en filigrane dans un monde que je n’ai pas modifié tout seul et par mes seules forces.

I. La prise de conscience de soi est un acte solipsiste

Dans le « cours ordinaire de la vie », comme le remarquait Descartes, je suis requis par la nécessité d’agir et d’œuvrer : il me faut travailler pour assurer ma propre survie. Simplement, il me serait impossible, par mes seules forces, de subvenir à tous mes besoins : aussi mon travail m’intègre-t-il d’emblée à une communauté d’échanges où chacun s’unit aux autres pour que tous prospèrent. Je dois donc, pour mon propre bien-être, me conformer aux usages de la communauté à laquelle j’appartiens. La vie quotidienne laisse de ce fait peu ou pas de place à la solitude. Et même lorsque je suis seul, c’est encore à la vie en commun que je pense, c’est-à-dire à mon travail, à mes obligations sociales, à mon attitude vis-à-vis des autres autant qu’à leur attitude envers moi. Ainsi, ce qui d’abord et le plus souvent fait l’objet de toute mon attention, c’est l’utilité pour la vie. C’est pourquoi j’admets bien souvent comme indubitables des opinions en fait fort incertaines : peu m’importe qu’elles soient fondées en vérité, pourvu qu’elles soient efficaces, pourvu qu’elles me permettent d’agir mieux ou plus vite. Alors, que justement la solitude n’ait pas sa place dans mon existence quotidienne, c’est précisément ce qui en fait une situation propice à la recherche de la vérité : en m’éloignant des trépidations du monde, en m’isolant d’autrui et de tout ce qui fait l’objet de ma préoccupation quotidienne, elle m’offre la possibilité de la méditation, elle me permet de suspendre pour un moment mon action, de ne plus me préoccuper de ce qui est utile, pour m’enquérir de la validité des opinions que je tenais jusqu’alors pour vraies. Le but de Descartes dans sa méditation solitaire n’est en effet pas de parvenir, par une sorte d’introspection, à une connaissance de soi, mais bien de rechercher un fondement indubitable qui permettrait de rebâtir solidement l’édifice du savoir. Mais comment distinguer une opinion peut-être fausse d’un savoir véritable ? La seule solution, c’est de rejeter comme faux tout ce qui n’est pas absolument indubitable. Aussi, le doute, poussé jusqu’à l’exagération, doit-il devenir notre méthode. Or les sens pas plus que les raisonnements ne sont infaillibles : ils sont également sujets à l’erreur. Le problème, c’est que je ne sais par définition jamais que je me trompe lorsque je suis en train de me tromper, sans quoi je me corrigerais de moi-même. Ainsi, il est tout à fait possible que mes sens et ma raison m’égarent plus souvent que je ne le crois. La prudence me recommande donc, si je recherche l’indubitable, de tenir pour nulles et non avenues la connaissance sensible aussi bien que la connaissance rationnelle. Allons plus loin : rien ne me prouve que le monde extérieur n’est pas une vaine chimère issue de l’illusion de mes songes ; et me voilà contraint de suspendre ma croyance en l’existence du monde. Au terme du doute méthodique, les données sensorielles, les raisonnements, et finalement tout ce qui nous est « jamais entré en l’esprit », se retrouvent mis en suspens : la seule chose, finalement, qui soit absolument certaine, c’est ma propre existence en tant que « chose qui pense ». Car enfin, il se peut fort bien que tout ce que je pense soit faux, mais pour se tromper, il faut être : j’existe nécessairement au moins comme « substance pensante ». Ainsi, au cœur même du doute le plus radical, je prends conscience de ma propre existence dans un acte intuitif d’une évidence absolue. Et cette pure présence de soi à soi s’accomplit sans qu’il soit nécessaire pour ce faire qu’autrui ou le monde existent. Quand bien même l’altérité ne serait qu’illusion, il n’en resterait pas moins absolument certain que je suis, moi qui pense et qui doute. Ce n’est pas seulement dans la solitude que s’effectue la prise de conscience de soi, mais bien dans le solipsisme. Il ne s’agit pas de dire que c’est quand autrui est absent que je peux prendre conscience de moi, mais bien d’affirmer que je n’ai besoin ni d’autrui, ni même du monde extérieur pour parvenir à la certitude de ma propre existence. Nous mesurons mieux à présent le sens de la thèse cartésienne : la conscience est une substance qui n’a besoin de rien d’autre qu’elle-même pour être. Et quand bien même la suite des Méditations métaphysiques nous montrera-t-elle que nous ne pouvons nous en tenir à ce solipsisme, il n’en reste pas moins que je puis, selon Descartes, prendre conscience de moi sans qu’aucune altérité ne me soit nécessaire. Deux questions cependant se posent : d’une part, n’est-ce pas encore dans le langage de la communauté que le « je » cartésien pense et se pense lui-même ? Si autrui n’est pas là au moment de mes méditations, si je peux aller jusqu’à y douter de son existence, il n’en reste pas moins qu’il est encore présent, à même ma pensée, par la langue dans laquelle elle s’exprime, langue que je n’ai pas inventée tout seul et qui implique nécessairement l’altérité, en sorte qu’autrui serait encore présent comme en filigrane au cœur même de la solitude la plus absolue. Mais alors, la prise de conscience de soi, loin d’exclure la présence d’autrui, ne semble-t-elle pas bien plutôt la supposer comme sa condition de possibilité ? D’autre part, la prise de conscience de ma propre existence se fait dans un acte non pas simplement solitaire, mais bel et bien solipsiste. Dans le doute hyperbolique, ce qui est dénié à l’altérité, ce n’est pas la présence, c’est l’être (pour avoir conscience de moi, je n’ai pas plus besoin d’autrui que du monde). Mais la conscience est-elle pure présence à soi indépendante de toute altérité ? Ne nous faudra-t-il pas dire, tout au contraire, que je ne peux avoir conscience de moi qu’en ayant conscience d’autre chose que moi. En d’autres termes, que j’ai besoin d’un monde dans lequel autrui est toujours déjà présent pour prendre conscience de ma propre existence ?

II. La prise de conscience de soi est nécessairement médiate

Comme l’a montré Jean Piaget, le très jeune enfant ne fait pas la différence entre sa mère et lui. Le nourrisson n’a pas conscience de sa propre existence : il n’a pas conscience d’être séparé et distinct du corps maternel, car la relation qui les unit (par exemple l’allaitement) est d’ordre fusionnel. Ce qui va permettre peu à peu à l’enfant de se constituer comme sujet distinct, c’est d’abord l’expérience de la frustration qui suit le sevrage : l’enfant désire téter et la mère refuse. Il ne suffit plus d’avoir un désir pour que celui-ci soit immédiatement satisfait : c’est donc que celui qui désire et celui qui peut satisfaire sont deux personnes distinctes. L’enfant n’est cependant pas encore capable, à cet âge, d’avoir une pleine conscience de son individualité : comme le dit Kant, être conscient de soi suppose la possibilité de pouvoir se penser soi-même, et non pas simplement de se sentir. Le nourrisson qu’on sèvre commence à sentir qu’il est distinct de sa mère, mais il lui reste encore à le penser. Or, pouvoir se penser soi-même, c’est bien être capable de dire « je », être capable, pour reprendre l’expression kantienne, de « posséder le Je dans sa représentation » : avoir conscience de sa propre existence, c’est être capable de se dédoubler pour se contempler et se penser (je me pense, je pense et je sais que c’est moi qui pense). Or l’enfant qui commence à parler n’en est précisément pas capable : il commence par se désigner lui-même à la troisième personne. Il faut qu’autrui le désigne à lui-même et le fasse exister comme un individu pour qu’ensuite seulement il puisse dire : moi, je. Ainsi, la prise de conscience de ma propre existence individuelle ne peut avoir lieu sans autrui : un enfant qui aurait été coupé de ses semblables ne pourrait parvenir seul à la conscience de lui-même.
Il ne suffit pas cependant de dire qu’autrui me permet de me constituer comme sujet distinct : toute prise de conscience de soi s’effectue dans et par le langage, lequel implique nécessairement l’altérité. Nous pensons dans une langue : le langage ne fait pas qu’exprimer une pensée qui serait pré-linguistique. Pour pouvoir penser, il faut pouvoir parler. Autant dire que la possibilité de se penser (la possibilité, en d’autres termes, de prendre conscience de sa propre existence) requiert comme sa condition préalable la possession d’une langue. Or, comme nous l’a montré Rousseau, ce qui caractérise le langage humain, c’est qu’il est acquis et non inné, conventionnel et non naturel : je ne possède pas ma langue en naissant, je ne la parle que parce qu’on me l’a apprise. Ainsi donc, parce qu’il est une pensée, le cogito lui-même requiert une langue pour pouvoir être pensé. Et ce langage lui-même, parce qu’il m’a été inculqué par d’autres hommes, implique nécessairement l’altérité. Le doute lui-même se déroule dans une langue impliquant l’existence d’autrui : que je le veuille ou non, autrui hante toujours la solitude où je me pense parce que j’ai besoin de lui pour pouvoir penser. Nous comprenons alors la difficulté qu’il y a à faire de la conscience une pure présence de soi à soi indépendante de toute altérité, ainsi que le concevait Descartes : pour pouvoir prendre conscience de soi, il faut nécessairement la médiation d’autrui, qui va m’apprendre la langue dans laquelle je vais pouvoir me penser, mais aussi la médiation de l’altérité du monde lui-même, et c’est ce que va nous montrer Hegel. Avoir conscience, en effet, c’est toujours avoir conscience d’un objet qui n’est pas soi. Comment alors puis-je avoir conscience de moi-même ? En identifiant l’objet dont j’ai conscience à moi-même. Tel est du moins le sens de l’affirmation hégélienne selon laquelle prendre conscience de soi, c’est poser un objet extérieur à soi et le reconnaître comme étant soi-même : c’est ce que je fais, tout simplement, lorsque je contemple dans un miroir une image qui n’est pas moi et que j’identifie à moi (acte dont les animaux, qui nous donnent à comprendre ce qu’est une vie inconsciente d’elle-même, sont tous incapables). Mais qu’est-ce qui va me permettre d’identifier un objet extérieur comme étant moi-même ? Tel est justement le rôle du travail : la nature que je contemple n’est pas moi et existe hors de moi. Mais, précisément, le travail humain a aménagé cette nature, il y a apposé sa marque, il l’a cultivée et humanisée. La nature que j’ai sous les yeux ne m’est plus étrangère parce qu’elle a été travaillée par l’homme. Ce que j’y vois, c’est le résultat de l’action humaine. Aussi la nature m’offre-t-elle un miroir grandeur nature dans lequel je peux me contempler : par le travail, j’identifie la nature qui n’est pas moi à moi-même. Privez la conscience de monde, même en hypothèse, même en pensée, et c’est la possibilité de cette identification que vous détruisez : la prise de conscience de soi implique nécessairement le miroir du monde. Or ce monde, je ne suis pas le seul à l’avoir modifié : ce que me révèle ce monde que je contemple, ce n’est pas simplement la trace de mon action, mais celle de tous les hommes passés et présents. Je ne suis pas le premier à avoir modifié le monde par mon travail, et je ne suis pas le seul : le champ que je perçois a été défriché par quelqu’un d’autre que moi, l’église construite en d’autres temps par des hommes qui ne sont plus, et qui pourtant existent encore, d’une certaine façon, à travers elle.

Conclusion

J’ai besoin, pour avoir conscience de moi, qu’autrui me reconnaisse comme une personne distincte, besoin qu’il m’apprenne le langage dans lequel je pourrai par la suite me penser, besoin également de son travail pour me reconnaître dans le miroir du monde. C’est pourquoi Heidegger affirmait qu’être au monde, c’est toujours être avec autrui : l’altérité se trouve nécessairement impliquée autant dans le monde que je contemple que dans le langage que je parle. Elle est donc nécessaire, et même doublement, à toute prise de conscience de soi par soi. Ce qui, finalement, nous amène à dire que nous avons besoin d’autrui pour avoir conscience de nous-mêmes, c’est donc bien que l’existence consciente d’elle-même exclut radicalement la possibilité d’une solitude dont tout rapport à l’altérité serait absent. Peut-être l’isolement, en me mettant à l’écart du bruit du monde, engendre-t-il un climat propice à la réflexion. Mais si l’isolement, quand il se prolonge, m’oppresse et me pèse, c’est justement parce qu’une existence consciente d’elle-même a besoin de l’altérité ; c’est parce que je mène une existence consciente d’elle-même que l’isolement peut m’être pénible : si je n’avais pas besoin des autres, si ma conscience était effectivement une substance indépendante de tout et pouvant se suffire à elle-même, être seul ne me pèserait pas.


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