Anatole de MONZIE - Instructions du 2 septembre 1925

Mis à jour le vendredi 1er janvier 2016 , par Boris Debot

1. L’esprit de l’enseignement philosophique
2. La méthode
3. La matière de l’enseignement
4. Conclusion

Un des traits les plus importants qui caractérisent l’enseignement secondaire français est l’établissement, au terme des études, d’un enseignement philosophique élémentaire, mais ample et distinct, auquel une année est spécialement consacrée. Nous n’avons pas ici à justifier cette institution : elle n’est plus discutée aujourd’hui et n’a jamais été battue en brèche que par des gouvernements hostiles à toute conception libérale. Nous nous contenterons de rappeler le double service qu’on peut en attendre. D’une part, il permet aux jeunes gens de mieux saisir, par cet effort intellectuel d’un genre nouveau, la portée et la valeur des études mêmes, scientifiques et littéraires, qui les ont occupés jusque là, et d’en opérer en quelque sorte la synthèse. D’autre part, au moment où il vont quitter le lycée pour entrer dans la vie, et, d’abord, se préparer par des études spéciales à des professions diverses, il est bon qu’ils soient armés d’une méthode de réflexion et de quelques principes généraux de vie intellectuelle et morale qui les soutiennent dans cette existence nouvelle, qui fassent d’eux des hommes de métier capables de voir au-delà du métier, des citoyens capables d’exercer le jugement éclairé et indépendant que requiert notre société démocratique.

1. L’esprit de l’enseignement philosophique

C’est pourquoi nous voulons que le mot liberté soit inscrit au début même de ces instructions. La liberté d’opinion est dès longtemps assurée au professeur et il paraîtrait aujourd’hui contradictoire avec la nature même de l’enseignement philosophique qu’il en fût autrement. Cette liberté, sans doute, comporte les réserves qu’imposent au professeur son tact et sa prudence pédagogique, c’est-à-dire en somme le respect qu’il doit à la liberté et à la personnalité naissante de l’élève. Le maître ne peut oublier qu’il a affaire à des esprits jeunes et plastiques, peu capables encore de résister à l’influence de son autorité, disposés à se laisser séduire par des formules ambitieuses et les idées extrêmes. La jeunesse, non encore lestée par la science et l’expérience personnelle, verse volontiers dans les doctrines qui la frappent par leur nouveauté ou leur caractère tranchant. C’est au professeur d’aider les jeunes gens à garder l’équilibre, en l’observant pour son propre compte. De même, si personne ne lui conteste le droit de faire transparaître, sur toutes les questions litigieuses, ses conclusions personnelles et de les proposer aux élèves, encore faut-il qui ne leur fasse jamais ignorer l’état réel des problèmes, les principales raisons invoquées par les doctrines qu’il rejette, et les options qui s’imposent à tout homme de notre temps. Le sens même de la liberté doit donc le prémunir contre tout dogmatisme. De leur côtés, c’est dans la classe de philosophie que les élèves font l’apprentissage de la liberté par l’exercice de la réflexion, et l’on pourrait même dire que c’est là l’objet propre et essentiel de cet enseignement. Sans doute, il ne faut pas méconnaître la valeur intrinsèque des connaissance qu’il va leur fournir ; cependant et par la nature même de ces études et par les bornes que l’âge des élèves y impose, elle ont surtout une valeur éducative. En un sens elles sont nouvelles pour eux au point de les étonner au début et quelquefois de les dérouter. Pourtant, elles ont des attaches profondes dans leurs acquisitions antérieures, scientifiques ou littéraires, et dans leur propre expérience psychologique ou morale. Pour une bonne part, les jeunes gens sont donc surtout appelés à mieux comprendre, à interpréter avec plus de profondeur ce que, en un sens, il savent déjà, à en prendre une conscience plus lucide et plus large. En tout cas, c’est à ce point de vue que le professeur se placera volontiers dans la période d’initiation. Il ne faudrait pas que l’étonnement fécond qu’un jeune homme éprouve au premier contact avec la philosophie risquât de dégénérer en découragement. Ce doit être surtout, comme Socrate l’avait profondément senti, l’étonnement de reconnaître qu’on ignorait ce qu’on croyait savoir, de découvrir des obscurités et des problèmes là où l’on se croyait en présence d’idée claires et de faits simples. C’est dire que dans ce domaine plus que dans tout autre, le sens pédagogique du professeur consistera tout d’abord à savoir faire part à deux principes opposés. D’un côté il devra être animé d’une certaine confiance dans l’intelligence des élèves et la leur manifester. Il n’est guère ici de problème ou de conception qui soient obscurs en soi, comme il arrive dans certaines sciences spéciales. Il dépend en grande partie de l’habileté du professeur dans l’expression, la présentation et l’application des idées philosophiques, de les rendre accessibles à la moyenne des esprits, comme aussi il y a une façon rébarbative, abstraite ou compliquée de les exposer, qui les rendra insaisissable ou du moins stérile, même pour les plus intelligents. Mais inversement le professeur n’oubliera pas le peu de maturité, d’ampleur et d’expérience d’un cerveau de dix-huit ans. Il se défiera en particulier de ce qu’on pourrait appeler la "clarté verbale" des formules. Car, comme un enfant croit comprendre la fable de La Fontaine qu’il sait par cœur, le jeune philosophe s’imagine volontiers qu’il saisit l’idée parce qu’il connaît les termes. Or, si rarement les mots, les linguistes y ont insisté, ont un sens fixe et absolu, si leur vraie portée dépend du contexte qui les enveloppe, combien cette remarque ne vaut-elle pas plus encore pour le langage philosophique, si imprécis quand il vient de la langue commune, si mal fixé quand il devient langage technique. C’est pourquoi rien n’est plus redoutable, dans l’enseignement philosophique, que l’abus de l’abstraction. Les jeunes gens, nous l’avons indiqué, s’y complaisent volontiers et s’en contentent facilement. Le professeur aura donc un constant souci d’éviter tout scolastique, tout débat sur des questions dont le sens concret, les rapport avec l’expérience et la réalité n’aurait pas été mis en lumière. Il faudra tâcher d’exprimer en termes familiers, ou tout au moins dans le langage de la vie normale commune, du droit, de l’histoire, de la science positive, les formules générales sous lesquelles la tradition philosophique est arrivée à présenter certains problèmes. Et quand l’élève, déjà entraîné à l’emploi de cette phraséologie philosophique et peut-être un peu fier de cette acquisition nouvelle, viendra en user avec complaisance, il faudra s’assurer de ce qu’il met sous ce langage spécial, l’obliger à la traduire en faits, en exemples, en applications. Pas de faits sans idées, voilà sans doute ce qui caractérise une culture philosophique. Mais pas d’idée sans faits, c’est la règle pédagogique qui s’impose si l’on veut que cet enseignement soit vraiment accessible et surtout profitable à des esprits novices. Par suite, ce qui apparaîtra essentiel au professeur, ce sera, plutôt que la discussion de "thèses" et les débats d’école, la position même des questions. Elles doivent se présenter, non comme le produit artificiel de la tradition particulière au monde des philosophes, non comme résultant du heurt de certaines "catégories" ou de certains partis pris décorés de quelque nom de système, mais comme issues de la réalité elle-même, morale ou physique, et des obscurités qu’elle présente à qui veut la rendre intelligible. Les "doctrines", lorsqu’on croira utile cependant de les faire connaître, apparaîtront alors comme l’expression des divers points de vue possibles sur la question étudiée. Elles aideront à classer les idées tirées des choses même, et prendront ainsi toute leur valeur. Rien n’est plus propre à fausser la pensée, à détourner de toute réflexion sérieuse, à dégoûter les esprits solides d’une philosophie où ils ne verraient qu’une vaine éristique, que ces interminables "revues" d’opinions diverses et contraires sur les problèmes à peine énoncés. De telles "revues, peu instructives en raison de leur inévitable brièveté et de l’impossibilité où l’on se trouve le plus souvent de les appuyer sur une étude directe des textes originaux, surchargent la mémoire sans éclairer l’esprit. C’est pourquoi, aussi, le professeur ne négligera pas les occasions que le programme lui offre si nombreuses, de mettre la culture philosophique en relation avec les problèmes réels que pose la vie morale, sociale, économique des milieux où le jeune homme est appelé à vivre. S’il ne doit pas avoir l’impression que la réflexion philosophique se meut dans un monde à part, sans relation avec celui de la science ou celui de la vie, pourquoi craindrait-on d’aborder devant lui les question "d’actualité" ? Ne vaut-il pas mieux les éclairer à la lumière sereine de la pensée désintéressée que d’attendre le moment où elles se résoudraient pour lui dans l’entraînement des passions, sous l’influence de préjugés sociaux, sous la pression des intérêts, toutes causes d’aveuglement auxquelles, dans une grande mesure, notre élève a encore l’heur d’échapper. Ce n’est nullement introduire la politique dans nos classes que d’y parler des conditions économiques de la vie moderne, des œuvres d’entraide et de prophylaxie sociale, de l’état démographique de notre pays, de la crise de la natalité, etc.. A quel moment plus favorable nos jeunes gens commenceraient-ils à acquérir le sentiment, et un sentiment réfléchi, de leurs tâches prochaines, qu’à cet âge où l’âme est naturellement généreuse, mais a aussi besoin d’être prémunie contre la légèreté et contre l’utopie.

2. La méthode

Le professeur est libre de sa méthode comme de ses opinions. Les instructions présentes ne font que confirmer les instructions antérieures : une même méthode ne peut convenir également à toutes les questions ni à tous les professeurs. L’ordonnance du cours, les programme le disent expressément, est laissée à la convenance du professeur. Tel peut avoir ses raisons pour rapprocher des questions qu’un autre dissociera, ou pour aborder son cours par un côté ou par un autre. Ce pourra même être une pratique profitable de poursuivre parallèlement deux partie différentes du cours, par exemple psychologie et morale, logique et métaphysique, etc. Les élèves y trouveront plus de variété, et le professeur plus de facilité pour certains rapprochements utiles. La seule exclusion antérieurement formulée, et nous devons aussi confirmer, c’est celle du cours dicté. Mais il peut être utile de dicter soit un cours résumé après la leçon, soit plutôt encore un bref sommaire, qui, fourni avant l’exposé oral, permet aux élèves de bien suivre, en se rendant compte du plan et des articulations qu’il comporte. C’est le complément indispensable du cours librement parlé et le plus propre à économiser le temps. Un tel sommaire, réduit à une quinzaine de lignes, pourrait même être donné autographié aux élèves de façon à éviter toute dictée. Pour la leçon elle-même, la méthode socratique pure aurait des avantages pédagogiques très certains. Mais il ne faut pas oublier que c’est de beaucoup la plus difficile à manier. Elle exige de la part du professeur des qualités exceptionnelles de sobriété dans la parole, de fermeté et de netteté dans la pensée, de prestesse d’esprit pour mettre à profit les réponses et parer aux objections ; en fin de compte, elle suppose chez lui une grande autorité et une prise parfaite sur ses élèves. D’autre part, elle ne peut convenir qu’à des classes relativement peu nombreuses et contenant un nombre suffisant d’élèves intelligents et zélés, capables d’entraîner le reste. Enfin, alors même que toutes ces conditions sont réunies, c’est en tout cas une méthode lente, profitable assurément à l’éveil des esprits, mais dont la surcharge croissante des programmes tend à détourner de plus en plus les professeurs. Elle ne saurait donc, malgré sa valeur théorique, être pratiquement conseillée d’une manière générale ni sans réserves. Toutefois, même alors qu’on en adopte une autre, il est nécessaire de conserver quelque chose des avantages de la méthode socratique. Même si la leçon est faite ex cathedra, le professeur doit associer autant qu’il le peut les élèves au mouvement de sa pensée, à l’effort d’une recherche présente. La mesure et la forme de cette collaboration de la classe avec le maître peuvent varier à l’infini. Elle sera plus ample s’il s’agit de problèmes de psychologie ou de morale, sur lesquels les jeunes gens peuvent avoir ou croire qu’ils ont déjà quelques lumières. Elle sera plus restreinte si l’on aborde des questions plus difficiles ou plus techniques. mais il est toujours possibles et utile, ne serait-ce que pour détendre et renouveler l’attention, que le professeur s’interrompe de temps en temps pour s’assurer qu’il est compris et suivi. Il provoquera certains rapprochements d’idées, fera découvrir des exemples, ou mieux encore, dans la mesure où il sait avoir affaire à des élèves intelligents et sérieux, il suscitera des questions et des objections. Mais jamais sa leçon ne devra revêtir la forme d’une conférence où l’auditoire reste passif. Quelle que soit sa façon de procéder, le professeur ne remplirait pas véritablement sa fonction s’il ne mettait pas les élèves en état de penser réellement ce qu’il est en train d’exposer, et ne s’assurait pas qu’ils réussissent. D’ailleurs, il les repose de l’effort souvent difficile de suivre une pensée qui leur vient du dehors, et l’appel ainsi fait à leur spontanéité intellectuelle leur sera agréable autant qu’utile. En se montrant accueillant aux questions comme aux réponses souvent naïves ou gauches d’esprits novices, en s’efforçant d’en tirer le meilleur parti, en évitant surtout d’écarter ou de décourager par l’indifférence ou surtout par l’ironie une tentative modeste de réflexion personnelle, le professeur, en même temps qu’il donne une marque appréciée de bonté, met de la vie dans sa classe ; il fait communiquer les esprits, il développe à la fois la personnalité et le sens social des élèves, il fait œuvre d’éducateur. L’usage d’un manuel ne saurait, en lui-même, constituer une méthode acceptable. A s’abriter derrière un livre, le professeur perdrait son autorité en abdiquant sa personnalité. Ce n’est donc qu’accidentellement qu’il pourra recourir à un manuel, soit pour compléter son cours sur les points où lui-même ne revendique aucune originalité, soit pour gagner un peur de temps. Même dans le cas où, sous la forme d’un cours dactylographié, par exemple, c’est son œuvre même que le professeur remettrait entre les mains de ses élèves, cela n’irait pas sans quelques inconvénients. Il risque d’être lui-même trop enchaîné à son texte et d’être gêné dans l’effort de rénovation que suppose toujours un enseignement vraiment actif. L’élève, de son côté, fort du texte sûr qu’il possède, se désintéressera souvent de ce qui se fera en classe. Une telle pratique n’est donc favorable ni au progrès personnel, ni à l’autorité pédagogique du maître. Rien ne vaudra jamais ici, la transmission directe et vivante de la pensée par la parole, où vraiment les esprits communiquent. Dans la mesure enfin où le professeur est obligé d’exposer sa pensée ex professo, il est inadmissible que les élève ne prennent aucune note. On se met alors, en effet, dans la nécessité de répéter sous la forme d’une dictée trop étendue, ce qu’on a déjà dit avec plus d’ampleur et de liberté. Il en résulte une perte regrettable de temps, et aussi de profit : car dans ces conditions, l’élève risque fort d’oublier les développement qu’il aura passivement écoutés sans rien dire et sans rien écrire. De la leçon, il ne conservera qu’un insuffisant résumé dont il croira toujours se contenter. Beaucoup de professeurs se montrent injustement sceptiques sur l’aptitudes des élèves à prendre utilement des notes. Nous pouvons affirmer, au nom de l’expérience, qu’au contraire tous peuvent y arriver d’une manière convenable. Il suffit que, dès le début, le professeur y dresse ses élèves, et qu’il conserve toujours sans l’improvisation la plus libre cette netteté d’élocution, cet accent de la parole, cette variété de débit, tantôt plus lent, tantôt plus rapide, suivant l’importance du développement, grâce auquel l’auditeur pourra discerner l’essentiel de l’accessoire, et, sans sténographier, suivre la leçon avec une fidélité intelligente. Que ces notes soient révisées et complétées après la classes, au moment même où l’on étudiera la leçon, et l’élève aura ainsi, sans perte de temps, une série de véritables rédactions qui seront son instrument personnel de préparation au baccalauréat. Ce cours, le professeur en devra contrôler d’une façon suivie la bonne tenue. Qui dit contrôle ne dit pas correction, mais simple prélèvement d’échantillons, surveillance constante du travail de l’élève, sans quoi les meilleurs se relâchent. Le contrôle est une des fonctions pédagogiques les plus essentielles, et l’on a regret de constater qu’elle est souvent trop négligée. La lecture est ici, autant et plus peut-être qu’ailleurs, le complément indispensable de l’enseignement. Le professeur se préoccupera de constituer dans sa classe une bibliothèque philosophique alimentée par les cotisations de ses élèves, et encouragera cette manifestation de solidarité entre les générations successives. Il développera le goût de l’étude et de la recherche personnelle. Il guidera méthodiquement le choix des lectures. La curiosité des jeunes gens, bien qu’il faille lui faire quelque crédit, ne va pas toujours à ce qui peut leur être le plus utile et plus assimilable. Par leur contenu, ces lectures doivent à chaque moment être adaptées aux matières étudiées, par leur difficulté être en rapport avec l’intelligence et le degré de préparation de chacun. Il ne semble pas que l’interrogation doive jamais être, dans la classe de philosophie, une simple récitation de la leçon. Le professeur devra sans doute en user d’abord pour s’assurer que le cours a été révisé et étudié après la classe, mais surtout qu’il a été compris et assimilé. Une bonne interrogation est celle qui renouvelle et complète la leçon, qui en dégage les idées et les conclusions essentielles, qui cherche à provoquer chez les élèves des questions, des objections, une réaction personnelle. On peut faire une certaine place aux exposés d’élèves : une place discrète toutefois, parce que, sur ce point, il faut compter non seulement avec le peu d’expérience même des meilleurs, mais avec le peu de confiance qu’un camarade inspire à ses camarades. Mais enfin ce peut être incidemment un exercice utile, que nous ne voudrions pas plus proscrire que conseiller sans réserves. le professeur reste juge. Il serait à souhaiter que la sollicitation vint des élèves eux-mêmes : tel s’est personnellement intéressé à une question et désire faire part de sa pensée ; tel autre aura senti vivement la valeur d’un ouvrage et aimera à communiquer à ses camarades le profit de sa lecture. On ne voudra pas décourager ce zèle intellectuel. A l’interrogation proprement dite peuvent s’ajouter quelques exercices voisins qui la complètent. Par exemple, on pourra mettre une question sur laquelle tous auront à réfléchir et qui donnera lieu, à une data fixée, à un entretien, à une sorte de dissertation orale où chacun aura son mot à dire, où peut-être surgira une controverse en règle, dans laquelle, sous la direction et l’arbitrage du professeur, deux protagonistes défendront leur thèse. En tout ceci, nous ne voulons que faire sentir la variété des exercices que comporte une classe de philosophie et qui sont propres à y apporter de la vie, à accentuer l’intérêt direct que les élèves peuvent y prendre. Le professeur n’y sera pas seul à parler et n’y imposera pas une pensée toute faire sans collaboration active de ses auditeurs. l’enseignement philosophique perdrait le plus précieux de sa valeur s’il était tenu avec indifférence et passivité, comme une simple matière d’examen. Les dissertations doivent tendre à un but analogue. Les sujets en seront choisis de manière à permettre une utilisation du cours sous un aspect nouveau, mais à en exclure une reproduction littérale. Si, même au baccalauréat, on tend de plus en plus à éviter la simple "question de cours" trop favorable à la pure mémoire et à poser de préférence un "problème" philosophique nouveau qui exige l’intervention de la réflexion personnelle et en donne la mesure, à plus forte raison doit-il en être ainsi dans la classe. Ici, plus évidemment encore, la dissertation ne saurait se réduire à vérifier les connaissance acquises : elle doit exercer les jeunes gens à élaborer les idées, à les exposer avec ordre, à composer et à rédiger. La dissertation est la forme la plus personnelle et la plus élaborée du travail de l’élève de philosophie. C’est là que se mesure pleinement son intelligence. Aussi est-il nécessaire qu’elle soit bien adaptée. C’est pourquoi, surtout dans la seconde partie de l’année, il sera bon de multiplier les questions traitées, mais aussi pour graduer et diversifier les difficultés, qui ne sont pas identiques pour tous. Un travail manqué est peu profitable et il est désirable que chacun se trouve en présence d’une tâche qu’il puisse bien faire et pour laquelle il puisse se sentir quelque goût. Pour la même raison, il ne sera pas mauvais de "préparer" les sujets proposés, du moins pour les plus difficiles, pour en dégager le véritable sens et en faire sentir l’intérêt. Cette "préparation" qui est couramment pratiquée pour bien d’autres exercices scolaires, est ici plus utile encore. Il est très difficile de formuler un texte qui pose très exactement la question que le professeur a en vue. A plus forte raison, les novices peuvent-ils souvent se méprendre sur le sujet à traiter, donner tout à fait à côté, reprendre des banalités sans intérêt, perdre leur temps à réfuter des thèses écartées ou hors de cause, faire fond sur des postulats courants, mais arbitraires. Le premier soin du professeur doit donc être d’éviter ces écarts aux élèves, de leur apprendre à analyser le texte d’un problème, à situer et à circonscrire une question. Si, à l’examen, le candidat est abandonné à lui-même, il faut bien commencer par lui fournir la méthode dont il a besoin pour ce moment et lui en montrer les applications. Dans l’exécution, le professeur tiendra en main non seulement, bien entendu, à la correction de la langue, mais à la composition, qui, en philosophie, peut avoir un caractère plus rigoureux que dans les matières purement littéraires. Il exigera que la dissertation repose sur un plan brièvement formulé. Il enseignera les moyens d’introduire la question au lieu de la poser de but en blanc : il habituera l’élève à présenter sous la forme la plus plausible et la plus forte les thèses qu’il prétend combattre, ce qui est à la fois une affaire de loyauté critique et la condition d’une solide discussion. Il lui fera sentir inversement la convenance d’un attitude prudente et d’une expression modeste dans les conclusions. S’il est déplaisant de voir des jeunes gens de dix-sept ans trancher avec hauteur des problèmes devant lesquels des esprits plus mûrs et plus vigoureux peuvent hésiter, ce n’est pourtant pas une raison pour qu’ils renoncent à prendre un parti, à exprimer avec netteté une décision cohérente à leur discussion. La modestie qui sied à leur âge ne revêt pas nécessairement la forme du scepticisme et de l’indifférence. La fréquence des dissertation pourra varier suivant les circonstances, le nombre et la valeur des élèves, les lectures personnelles dont ils se montreront capables. On peut approuver, dans certains cas, l’alternance d’un simple plan et d’une dissertation en forme.

3. La matière de l’enseignement

La matière de l’enseignement n’appellera que peu d’observation : à ce point de vue, les programmes sont assez explicites. Sur certains points cependant, quelques explications paraissent utiles. On remarquera d’abord que, dans le programme nouveau de la classe de philosophie, une place un peu plus étendue est faite à la métaphysique. La brièveté de l’ancien programme sur ce point semblait inviter le professeur à se contenter d’un minimum, bien qu’assurément il lui restât loisible de s’entendre sur des questions, qui, de leur nature, sont si amples. C’est avec intention, pourtant, qu’on a, cette fois, dans la rédaction même du nouveau plan d’études, visé à mieux faire sentir cette ampleur, en rapprochant des questions précédemment dispersées, ou en leur rendant leur véritable caractère. Il y a sans doute une forme de métaphysique surannée et peut-être verbale qui n’est pas à encourager, surtout auprès de jeunes esprits. Certains professeurs, envisageant sous cet aspect cette partie du cours, peuvent être naturellement tentés de ne lui accorder qu’un intérêt tout historique et rétrospectif. mais nous ne sommes plus au temps où une antithèse aiguë et radicale était établie entre la métaphysique et la science positive. Elles nous paraissent beaucoup plutôt s’être rapprochées. le philosophe n’est plus étranger à la science ni défiant à son égard, et les savants, en raison même des progrès récents, ont acquis en général un sentiment plus net et plus vif de leur science, au moment où, sans avoir touché sa borne, elle est obligée de s’arrêter, suscite des questions que ni l’observation ni la démonstration rigoureuse ne peuvent résoudre, et qui pourtant s’imposent à l’esprit. La métaphysique peut donc, et doit par suite être abordée dans un esprit parfaitement harmonique sinon identique, à celui de la science. Les programmes nouveaux, d’autre part, n’ont pas cru devoir rétablir un cours distinct d’histoire de la philosophie. Les motifs qui en avaient amené la suppression subsistent. Ce n’est pas seulement le manque de temps, plus sensible aujourd’hui que jamais, mais c’est surtout que l’exposition des systèmes, forcément réduite à une excessive brièveté, perdrait par là toute valeur éducative. Sous la double influence déformante de cette inévitable superficialité et de l’inexpérience des jeunes gens, les plus hautes doctrines d’un Platon, d’un Malebranche, d’un Leibniz, risquaient d’apparaître sous un aspect inintelligible ou même caricatural. Quoi de plus fâcheux qu’une telle impression chez des jeunes gens qu’il est bon d’habituer au respect des grandes manifestations de la pensée ? C’est dire en quel sens doit être compris l’article du programme à option ainsi libellé : "Tableau d’ensemble très sommaire indiquant la suite chronologique et les relations des doctrines et des écoles. "Ce n’est à aucun degré une exposition des systèmes qui est visée par là. Il s’agit uniquement d’un travail de coordination historique et théorique des doctrines que le cours aura eu l’occasion de faire connaître, mais d’une façon nécessairement tout à fait dispersée. Quant à l’"Exposé historique d’un grand problème..., etc." il visera justement à faire, sur un point limité, ce qu’il serait impossible de faire sur l’ensemble de l’histoire de la pensée, et à initier ainsi, autant que l’enseignement élémentaire le permet, les jeunes gens à ce que peuvent être dans ce domaine la méthode et l’intérêt d’une étude historique. C’est pourquoi aussi, dans le choix de semblables questions, le professeur soucieux de la portée éducative de son enseignement évitera de s’arrêter à des auteurs ou à des problèmes de second ordre. Il s’attachera au contraire à quelqu’un de ces grands noms qui dominent un siècle et tout un mouvement philosophique, ou à telles questions primordiales dont la solution décide de toute l’orientation de la pensée. Dans le choix enfin de toute matière à option, le professeur saura faire leur juste part et aux motifs tirés de l’intérêt intellectuel des élèves et à ceux qui dérivent de sa compétence propre sur un point déterminé. Car il est utile à la classe comme au maître que celui-ci puisse en quelque mesure donner satisfaction à ses préférences, et continuer à une se cultiver dans une certaine direction, en donnant par cela même aux élèves l’exemple d’une pensée personnelle et un peu approfondie. D’ailleurs, il n’est peut-être pas inutile de faire remarquer que, même dans cette étude particulière de problèmes plus restreints, le professeur ne devra jamais perdre de vue l’œuvre d’éducation et de culture générale qui lui incombe. Il faudra donc qu’il se défie d’une érudition qui aurait sa fin en elle-même, d’un vain luxe de nom propres, d’indications bibliographiques ou techniques, de discussions méthodologiques, qui ne pourraient que rebuter la grande majorité des élèves, sans grand profit pour le développement véritable de l’esprit.

4. Conclusion

Telle est la conception que nous nous faisons de l’enseignement philosophique. Développer les facultés de réflexion des jeunes gens, les mettre en état et surtout en disposition de juger plus tard par eux-mêmes, sans indifférence comme sans dogmatisme, leur donner sur l’ensemble des problèmes de la pensée et de l’action des vues qui leur permettent de s’intégrer vraiment à la société de leur temps et à l’humanité, voilà quelle est, au fond, la fonction propre du professeur de philosophie. Il n’en est de plus belle et il ne saurait s’en faire une idée trop élevée ni trop large. Mais, pour la bien remplir, il faut qu’il sache adapter une si haute ambition au sentiment des moyens modestes dont il dispose, se mettre à la portée des esprits neufs qu’il doit mûrir, s’en faire aimer pour les mieux comprendre et les mieux servir, gagner enfin leur confiance par cette sincérité et cette spontanéité qui touchent si facilement la jeunesse.

Anatole de MONZIE

Dans la même rubrique